vendredi 24 avril 2015

Sufjan Stevens - Carrie & Lowell

Sortie : 30 mars 2015 | Label : Asthmatic Kitty 

Ceci est bien une énième chronique de Sufjan Stevens, qu’on pourrait d’ailleurs estimer légèrement déphasée par rapport à la ligne éditoriale de ces lieux. Si j’aimerais démontrer vaillamment le contraire, la raison pour laquelle ces lignes atterrissent ici tient surtout du gigantesque coup de cœur personnel – partagé avec des foules, certes, mais qui expliquera l’utilisation abusive de la première personne du singulier – et d’une envie d’en parler de l’ordre de la démangeaison. Il n’y aura pas ici d’analyse discographique approfondie, pour la simple et bonne raison que, des disques du bonhomme, je n’ai jamais écouté que Illinois, sorti en 2005. Ceci est donc une chronique de fan, mais de fan qui vient de se réveiller, les yeux un peu collés, et qui découvre qu’il fait un temps magnifique et que Sufjan Stevens a sorti un nouvel album.

Dans la vague de commentaires et de décorticages qui a accompagné le succès critique que connaît le disque depuis sa sortie, il a été question de retour aux sources, vers une tonalité intimiste qui le rapproche d’Illinois justement, et d’une potentielle et réjouissante inscription dans le « 50 states projet ». Nul doute que, formellement, l’ambiance est au dépouillement. Ni batterie, ni banjo, ni bricolage électronique, Sufjan n’enveloppe sa voix que de piano et de guitare acoustique, épure qui sied à l’histoire retracée. Lowell comme le beau-père de l’Américain, Carrie comme sa mère, morte en 2012, à laquelle le disque est dédié. Avec son air d’écorché bienveillant, le fils parvient à dire la souffrance, le poids du deuil, la maladie de sa mère, son absence, avec une lumière dans la voix et une caresse dans la mélodie qui tient du miracle. Si quelqu’un était en quête d’un cas pratique du verbe transcender, dites lui d’arrêter de chercher. Ce n’est pas humain de rendre si heureux à partir de tant de tristesse. Now I’m drunk and afraid, wishing the world would go away. What’s the point of singing songs. If they’ll never even hear you ?
Face à Carrie & Lowell, impossible de ne pas refaire le coup du disque qui résonne à la première écoute, dans lequel on s’engouffre avec le sentiment d’être enfin arrivé chez soi. Mais c’est dans la répétition que le rapport développe toute sa magie. L’écouter dix fois, cent fois, n’écouter que ça, et, prodige, s’émerveiller de la même façon, à chaque écoute, de chaque morceau, comme si la lassitude était un concept inopérant, un truc de faible. Revenir au temps où on avait 14 ans, avec dans les mains, comme si c’était un putain de trésor, un hors-série des Inrocks qui consacrait Illinois comme le deuxième meilleur album de l’année. Se dire en lisant les mots, les descriptions, les émotions, que journaliste musical devait vraiment être le plus beau métier du monde. Recevoir le disque à noël et écouter John Wayne Gacy, Jr. pour les dix années à venir. Carrie & Lowell a cette capacité de rapprocher l’exaltation d’un gamin qui tape dans le ballon, la détresse d’une vieille qui a trop vécu, la douleur de celui qui a perdu, le goût de l’adolescence dans la France rurale et celui des yaourts au citron dans une petite ville de l’Oregon. Il appartient à soi et à la terre entière à la fois, pour les dix, les cent années à venir. 

Manolito


lundi 20 avril 2015

Antoine Chessex - Multiple


Date de sortie : 10 mars 2014 | Label : Musica Moderna

Multiple dément un peu son titre, on y trouve en tout et pour tout qu'un seul musicien et son instrument. Toutefois, on a souvent l'impression d'entendre quelque chose qui se rapproche du langage intérieur, dans toute son hétéroglossie : ses voix sont légion, son altérité importante. Et comme tout langage intérieur, celui-ci ne s'arrête jamais. Depuis la naissance du disque jusqu'à sa toute fin, pas un silence mais une litanie ininterrompue et fascinante. D'abord circulaire et virevoltant, le saxophone ténor tourne en rond sans qu'à aucun moment la musique ne fasse de même, un peu plus loin, il s’aplatit tellement qu'il revêt une épaisseur à peine plus consistante que le néant mais il peut également se montrer grondant en mettant sur pieds un bourdon dense et vibrionnant. Vingt-sept minutes métamorphes et au relief changeant, vingt-sept minutes tendues qui ne perdent pas de temps tout en prenant celui de bien construire leurs mouvements. Ça passe très vite et ça mute si insidieusement qu'au moment même où l'on se dit que rien ne s'y passe, ça va justement voir ailleurs. Antoine Chessex construit patiemment ses motifs, explore les possibilités de l'espace, du souffle et de son instrument qu'il aime démultiplier, le saxophone devenant alors pluriel et donnant à entendre toutes ses voix en même temps. Pourtant jamais de cacophonie ici, ce dernier se montre en permanence étonnamment clair si l'on se réfère à ce qu'il subit chez Monno. Sur Multiple, on le reconnaît sans peine et on suit ses circonvolutions sans se demander sans cesse si c'est bien lui que l'on entend, ce qui ne rend pas la tâche forcément moins ardue.

La pièce unique peut se découper en trois trajectoires tout à la fois entremêlées et distinctes : une entame circulaire, un développement rectiligne et un drone terminal absolument rampant qui amène tranquillement le souffle jusqu'à sa totale extinction. Toutefois, à l'intérieur-même de ces trois mouvements, les lignes de saxophone empruntent une multitude de micro-bifurcations qui maintiennent bien vivante la tension qu'exhale Multiple tout du long. Abstraite mais aussi très accaparante, la pièce se déploie dans toutes les dimensions. On a tout d'abord l'impression que les différentes voix se cherchent, affolées, qu'elles tourbillonnent dans un espace délimité par des parois invisibles à la manière d'un gros insecte piégé sous un verre. Progressivement, le souffle continu se déploie en arborescence, construit un motif principal qui devient pluriel, chaque branche se répète à l'infini en variant sa vitesse en même temps qu'un drone maousse bétonne les fondations. L'ensemble donne le tournis. Et puis le bourdon disparaît, ne restent que les aigus qui finissent par se muer tous ensemble en drone incisif où, semble-t-il, du chant se cache par intermittence. À ce moment-là, la pièce est toujours virevoltante mais elle file pourtant droit devant. Plus loin, le souffle devient sirène, des plaintes déchirantes sortent des enceintes et subitement, les notes hautes s'évaporent, la composition rejoint les soubassements en explorant le bas du spectre où elle finit par s'enterrer elle-même. En multipliant ainsi les itinéraires et les saxophones, les tonalités et les textures, Antoine Chessex façonne une musique paradoxalement minimaliste et en permanence sidérante.

On est bien loin de Monno dans le traitement du son mais on retrouve pourtant dans Multiple la même intransigeance et le même goût forcené pour l'expérimentation. Une patte qui inonde cahin-caha toute la discographie d'Antoine Chessex. Ce disque-ci montre quelque chose de très extrémiste pourtant débarrassé du moindre oripeau plombé, quelque chose d'abstrait qui reste en permanence fluide. Sans accrocs ni temps morts, il raconte une histoire au long court dont on n'entend que quelques fragments mais qui reste en permanence cohérente. Une histoire qui n'appartient qu'à lui. Enfouie et discrète. Un langage intérieur qui, par le jeu du saxophone, vient habiter l'espace tout autour. C'est peu dire que l'on est bien content d'en faire partie.

Magistral.

leoluce

lundi 13 avril 2015

DEAD - Transmissions Verse


Date de sortie : 25 mars 2015 | Label : Cold Dark Matter Records

Des murs de guitare agrippés à un poum-tchak mécanique, sa rigidité quasi-cadavérique le rendant presque mort quand le reste se montre pourtant bien vivant. Certes, la voix semble venir d'outre-tombe mais elle s'acoquine avec des nappes mastodontes où l'on sent pulser le sang. Human Light en ouverture, un plan d'ensemble qui situe l'espace et le temps, quelque part sous terre et quelques années en arrière. Le froid d'une morgue. Sous les décombres, les cadavres s'amoncellent et la révolution industrielle, depuis bien longtemps, a montré son vrai visage et se dilue dans un post préfixé, grisâtre et désespérant. Dans ces conditions, pourquoi ne pas s'appeler DEAD. Bien vu. Ça traduit exactement ce que l'on entend. Les morceaux sont froids et sombres. Mais jamais maladifs. Ils montrent même une belle majesté et se posent là avec un aplomb forcené qui les fait tenir droits alors qu'ils poussent sur un parterre autrement glauque et gluant. On est plus proche de l'agonie qui précède le dernier souffle que du pourrissement qui le suit immédiatement. C'est bien pour cela que l'on entend de-ci de-là des poussières de vie : la voix qui passe au premier plan, un rythme enlevé ou un effet presque guilleret dans un paysage par ailleurs complètement noir et moribond. Post-punk et EBM, indus et shoegaze délimitent le pré carré où le trio déploie ses vignettes sombres, déviantes et sidérantes. Transmissions Verse, en regroupant sur une même cassette les deux EP que presque deux années séparent, montre que DEAD ne se contente pas de répéter une formule. Le groupe l'affine et la pousse à muter insidieusement. Bien sûr l'atmosphère reste inchangée et on n'y trouvera jamais le moindre degré excédentaire mais pour le reste, le propos devient plus complexe tout en gagnant en clarté. Une belle gageure quand on y pense. 

On aime déjà beaucoup Transmissions, ces trois premiers morceaux presque gémellaires et son épilogue plus posé et aéré. C'est évidemment très référencé sans pour autant correspondre pile-poil à quelque chose que l'on a déjà entendu. L'amalgame est plutôt bien dosé. On peut tout aussi bien y entendre du Sonic Youth que du Bauhaus, du Lycia que du Jessica 93 par exemple mais toujours à dose homéopathique, un grand écart stylistique un brin casse-gueule qui s'avère pourtant très personnel. DEAD ne ressemble avant tout qu'à lui-même. Pour autant, sa musique s'avère prototypique et quand on l'écoute, difficile de passer outre ses accents foncièrement post-punk (dans la déclinaison dark wave de cette contrée-là) qui nous ramènent en arrière, toutefois on y trouve aussi des éléments qui nous projettent droit devant : les guitares acérées, les bidouillages électroniques, la voix noyée dans la masse concourant à rendre les morceaux massifs tout en préservant leur côté désespéré. Il y a de la rage là-derrière, l'envie d'en découdre et cela suffit à préserver Transmissions du déjà-vu ou du bête hommage. Des lames éthérées de Human Light aux ornements tribaux de No Place For Us qui campent une déclinaison actualisée et plombée de Suicide, des attaques vrillées de Revelation au coton mauvais et infiniment triste d'Anyway, DEAD arbore l'air crâne de ceux qui savent où ils vont alors qu'il ne s'agit là que d'un premier essai. Ça ne pouvait si bien commencer.



On aime tout autant Verse qui voit le trio développer son architecture dans toutes les dimensions : la voix est beaucoup plus en avant, la guitare plus claire mais aussi plus écorchée, même les percussions robotiques ont gagné de l'ampleur pourtant la musique reste exactement la même. L'impression d'entendre le chant des glaçons ou un chœur de chambre froide. Les aigus amènent paradoxalement beaucoup de chaleur mais le soubassement électronique demeure infiniment glacial. Par un jeu de connexions pas claires, la fin de Loser convoque le Shout de Tears For Fears sans que cela ne gêne le moins du monde et lorsque retentit Push, on se dit que DEAD a gagné en muscle et en nerf. Pour autant, la silhouette qui se tient là devant nos yeux reste décharnée, on jurerait qu'elle rampe sur My Friend et ce n'est certainement pas Firedrop qui lui permettra de relever la tête. Un troupeau d'éléphants neurasthéniques laboure le thorax alors que la scansion du chant entre comme par effraction dans la boite crânienne. On entend même le fantôme d'Ian Curtis hanter le morceau. Prends ça et meurs, sale bête ! Quatre titres qui passent bien trop vite, quatre titres qui s'amalgament parfaitement aux quatre précédents. Transmissions Verse est ainsi un ensemble homogène qui agit à la manière d'une longue mise au point, d'abord un peu floue, les contours s'affinent, la vague froide dévoile de belles arabesques et DEAD s'affirme peu à peu, s'approchant toujours un peu plus de ce qui l'habite pour l'amener à nous habiter nous aussi. Patiemment, il nous communique ses fantômes. On les accueille à bras ouverts.

On ne saurait trop remercier Cold Dark Matter Records d'avoir réuni ces deux-là sur une même cassette et on a beau ne pas trop apprécier ce format trop fragile, on n'y trouve pas grand chose à redire. On préférera toujours quelque chose en dur à l'immatérialité. Et puis avec sa couleur dorée et son emballage vraiment classe (élaboré par Benjamin Moreau), elle finira par nous pousser à ressortir le vieux lecteur des familles laissé trop longtemps au grenier. Peu importe, l'objet est encore pertinent, il va de soi que le contenu l'est tout autant. Le trio rennais (la voix de Berne Evol, la guitare de Brice Gill et les machines de Bernard Marie que l'on retrouve aussi à la production) exhale un spleen qui touche en profondeur et renvoie immédiatement à celui que l'on a en soi.

Rigide et froid sans doute mais tellement salutaire.

leoluce