samedi 22 juin 2013

Architeuthis Rex - Eleusis


 Date de sortie : 31 janvier 2013 | Label : Zeitgeists Publishing

Extrêmement mystérieux, Architeuthis Rex. Tout comme sa musique. On ne sait vraiment pas grand chose de ce duo italien, si ce n'est qu'il semble s'agir là de son quatrième long format après trois autres parus initialement sur Utech (et disponibles sur leur page Bandcamp). On sait également qu'il compte dans ses rangs une certaine Francesca Marongiu, déjà évoquée dans ces pages à la faveur de son projet Agarttha. Elle est ici associée à Antonio Gallucci et tous les deux dessinent les contours d'une musique opalescente et floue, habitée et prenante, lorgnant tout à la fois du côté du drone et du post-punk. Et encore, il s'agit là de deux balises qui tentent de cerner à grand-peine le chemin vraiment indéfini emprunté par le duo. Évoquant quelque chose comme les Cocteau Twins possédés par les démons de la kosmische musik, on y trouve également des accents dub assez marqués ainsi que des nappes synthétiques qui débordent l'ossature des morceaux et des percussions tribales qui les y ramènent inéluctablement. Architeuthis Rex privilégie l'implosion et la lenteur, prend le temps d'installer ses ambiances, y déploie ses textures variées et tresse des pièces écorchées dont il est bien difficile de se défaire. Mettant tantôt ses guitares en avant (Eleusis), tantôt ses claviers (Demeter Lousia), le duo, quoi qu'il fasse, enveloppe. Ce qui relève de la gageure lorsque l'on met en avant une telle économie. De prime abord, la musique d'Architeuthis Rex semble recouverte d'un vernis ésotérique qui confère à l'ensemble son côté mystérieux. On a alors vraiment l'impression d'avoir entre les oreilles un document sonore qui ne nous est en aucun cas destiné. Que le duo joue avant tout pour lui-même bien plus que pour les autres. Mais passées les premières écoutes, il devient évident que l'on à affaire ici à quelque chose de mûrement réfléchi et de très détaillé qui n'a d'autre but que de capturer les auditeurs égarés. Pomegranates, par exemple, met d'abord en avant ses percussions mêlant boîte à rythme et batterie puis passe le plus clair des sept minutes restantes à les noyer sous un entrelacs de claviers (orgues Hammond et Farfisa, synthétiseur) et de guitares saturées. Un amoncellement d'où naît pourtant une mélodie qui apparaît comme si de rien n'était, provoquant une transe ouatée dès lors qu'on ne s'occupe plus que de suivre les circonvolutions des nappes qui se montent les unes sur les autres. C'est vraiment la marque de fabrique du duo, cette propension à capturer l'attention et à la diriger complètement et uniquement vers sa musique.

Eleusis en référence aux mystères du même nom. Un culte en principe secret célébré dans le temple de Déméter au coeur de la ville d'Éleusis. Lesdits mystères s'appuient sur l'histoire de la déesse Déméter dont la fille, Perséphone (appelée Coré dans sa prime jeunesse), fut enlevée par Hadès. Déméter entreprend un voyage de 9 jours et 9 nuits à la recherche de celle-ci et, se faisant, entre dans la cité d'Éleusis sous les traits d'une vieille mendiante. Elle fait l'objet d'une telle hospitalité que la déesse, reconnaissante, dévoile sa véritable identité, partage ses mystères et offre aux citoyens la maîtrise de l’agriculture. Traditionnellement interprété comme une figure du changement des saisons, on comprend très vite pourquoi Architeuthis Rex a choisi ce titre. On chemine d'une face à l'autre comme cheminent les saisons. Tour à tour glacial et chaud, d'humeur sans cesse changeante, l'album varie ses approches et ses textures bien que sa construction soit parfaitement symétrique : en ouverture de la face A, Hades, congelé et éthéré, rejoint ainsi Ladon qui, lui, ouvre la face B. Ce sont les deux morceaux les plus courts, les plus froids. Un vent d'hiver parcourt alors la musique. Plus loin, Eleusis, vraiment magnifique, répond à Pomegranates et ces deux-là sont, quant à eux, plutôt solaires. Sans doute est-ce dû à leurs claviers majestueux qui offrent un contrepoint lumineux aux guitares vraiment sales et saturées. Enfin, Demeter Lousia et Triple Goddess flinguent les degrés et rabaissent sérieusement la température sans atteindre toutefois le zéro absolu d'un Hades ou d'un Ladon. Alors, difficile de savoir si le concept a précédé l'édification des morceaux mais quoi qu'il en soit, le message se superpose parfaitement à la musique sans qu'aucun des deux ne prenne l'ascendant sur l'autre. On est ainsi face à une œuvre globale qui s'écoute tout autant qu'elle se comprend sans être le moins du monde hermétique. Bref, quelque chose d'intelligent, de subtil qui s'insinue à son rythme. Les premières écoutes m'ont ainsi laissé de marbre. En revanche, les atours intrigants et indéfinis d'Eleusis m'y ont régulièrement ramené. Peut-être l'envie de percer le mystère ? De circonscrire un disque qui met en avant, crânement, la part d'impalpable que renferment ses morceaux ? Qu'importe, ce qui est sûr, c'est que depuis il ne s'est jamais trouvé bien loin des têtes de lecture et qu'il résonne régulièrement lorsque le quotidien se montre aliénant, mettant en avant tout le pragmatisme nécessaire à son cheminement. Dans ces moments-là, écouter Architeuthis Rex, c'est la promesse d'un bon uppercut dans le ventre mou du temps qui passe, d'un gros coup de gomme sur les bordures de l'emploi du temps.

Avec ses percussions chiches, ses guitares plombées et ses nappes habitées, le duo met sur pied une musique dense et délicate qui  frappe avant tout par sa beauté.

leoluce

mercredi 19 juin 2013

Monte Isola - Niebla


Date de sortie : 20 avril 2013 | Label : Wild Silence

Niebla, voilà un disque qui hante longtemps et pour longtemps. C'est un peu le paradigme du Land Art mis en musique. Monte Isola emprunte aux éléments et pioche dans la nature, agence tout ce qu'elle trouve pour construire des morceaux intrigants où le field recording revêt une importance cruciale. C'est surtout la vie que l'on entend, rehaussée parfois de percussions ou de chant, d'une guitare éventuellement et de nappes de claviers pour repasser les bords en noir. Un disque qui ne craint pas de faire entendre uniquement des bouts de conversation de longues minutes durant sans pour autant casser le fil fragile qu'il tisse patiemment avec nous. Ça se passe sur Lointain et ça nous extrait de notre vie pour nous y ramener exactement. Il n'y a que l'agencement qui change. Je ne suis plus ainsi en train de pianoter les touches de mon clavier mais quelque part, près de l'océan, à converser tranquillement de choses et d'autres. Rien de plus banal que ces deux situations-là pourtant dans le deuxième cas, je dialogue avec des gens que je connais pas dans une langue que je ne maîtrise pas. Monte Isola a juste déplacé deux trois éléments pour faire sonner le quotidien, le faire chanter, en extirper des mélodies, lui permettre d'exprimer toute sa musicalité jusqu'ici insoupçonnée. Ce n'est pas un disque qui  transporte ailleurs, il réaménage simplement l'espace sonore de l'auditeur, son quotidien, les sons familiers qui l'entourent et, ce faisant, l'enveloppe complètement et provoque un cheminement intérieur dont il devient difficile de se défaire. Ailleurs, des chansons légèrement plus conventionnelles se font entendre (La Noyée, Turn Tapes) où une voix profonde et fatiguée surplombe des arrangements sombres et revêches. Dans ces moments-là, Monte Isola, également, captive. Sans doute est-ce dû aux autres pièces à l'ossature plus mouvante, plus clairement ambient, qui s'amusent avec les vagues de l'océan, les bruits d'un vieux port, les portes qui claquent, les aboiements d'un chien et le vent dans les cheveux, rendant les mélodies plus aisément identifiables et beaucoup plus efficaces encore. Toutefois, ces morceaux plus évidents n'en restent pas moins pelés, presque chamaniques, ils sont, eux aussi, autant d'odes à la pluie, aux vents, aux éléments et aussi, à l'humanité. Car s'il est bien une chose que l'on entend, c'est le bruit des gens, pris sur le vif, conférant à l'ensemble une portée quasi-documentaire.



Disque de contraste, disque élégant et très bien bâti, Niebla, du haut de ses trente-huit petites minutes, est ainsi un véritable coup de maître. D'autant plus qu'il s'agit là d'un premier essai et que ces deux mots empruntés à l'italien cachent une plasticienne de formation, Myriam Pruvot, également vocaliste (cela s'entend) et musicienne autodidacte (cela s'entend aussi dans cette manière d'essayer, d'explorer, de s'affranchir des frontières). Troisième référence du tout jeune label Wild Silence initié par Delphine Dora, on ne pouvait imaginer Niebla ailleurs que dans cet espace-là. Non pas que la musique de Monte Isola montre la moindre ressemblance formelle avec la sienne mais sans doute y retrouve-t-on cette étrangeté, cette contemplation, cette tension aussi qui habite également celle de la pianiste. Réalisé lors d'une expédition sur l'île de Mancera au Chili, le disque présente tous les atours du carnet de voyage. Un voyage explorant tous azimuts des coordonnées à la fois impalpables, abstraites et intérieures mais aussi réelles et extérieures. Un mouvement global dirigé vers soi et qui tend également vers l'ailleurs. Dès lors, on ne s'étonne même pas du long monologue emprunté à Gilles Deleuze (et magnifiquement mis en voix par Boris Lehman) constituant l'essentiel de l'ossature du dernier morceau, Les îles sont d'avant l'homme. Noyé dans sa masse, il est dit à moment donné que "le mouvement de l'imagination des îles reprend le mouvement de leur production [...] C'est le même mouvement, mais pas le même mobile" et cela résume parfaitement l'expérience sensorielle provoquée par Niebla. Pour autant, rien d'abscons dans sa musique, à aucun moment le concept n'arrive à diluer le résultat et malgré ses armes extrêmement minimalistes, le disque est très accueillant. On y revient souvent, à l'aise dans cette bulle enveloppante qui offre une pause salutaire, un moment suspendu qui interrompt ou travestit la course du quotidien. Certes expérimentale (Traverse en ouverture qui tient du manifeste), cette ambient qui met ses field recordings en exergue, ce chant singulier, ces arrangements minimalistes et légèrement tribaux fascinent et s'insinuent durablement en seulement six morceaux.

Qui plus est parfaitement emballé sous une pochette sobre et parfaite, voici donc un premier disque court avec une véritable épaisseur, tendu, mystérieux et très agréable à l’écoute. Un disque qui fait attendre avec impatience la suite. On ne peut que souhaiter à Wild Silence encore beaucoup d’opus de cet acabit et à Myriam Pruvot de continuer à extirper de sa vie d'autres témoignages sonores tout aussi beaux que singuliers.

Une parenthèse habitée.



leoluce

vendredi 14 juin 2013

Master Musicians Of Bukkake - Far West


 Date de sortie : 10 juin 2013 | Label : Important Records

Un nœud d'interférences pour débuter puis rapidement, tout ce qui fait la singularité de Master Musicians Of Bukkake transperce la masse sonore pour revenir au premier plan. Des nappes de synthétiseur frôlant le mauvais goût (totalement assumé) mais comme d'habitude complètement perchées, des cris de-ci de-là, une guitare sèche et véloce et ainsi de suite. Tout concoure à l'édification d'un morceau complètement kitsch et réellement barré. Car c'est bien là que se situe la singularité de ce collectif : hommage appuyé et sincère à une certaine époque (et à ses drogues) ou simple exercice de style ? Générosité ou démonstration ? Pastiche éhonté ou vraie personnalité ? Difficile de trancher. Toutefois, le moins que l'on puisse dire, c'est que ça fonctionne. Car de la première à la dernière seconde, le collectif sait comment s'y prendre pour agripper l'auditeur et s'emparer de son cerveau en l'emmenant dans les méandres flous et psychédéliques de sa musique. Toujours cette odeur tenace de patchouli mais aussi ces morceaux totalement classes qui empruntent autant à la folk qu'au prog, au krautrock qu'à la pop et dessinent par petite touches successives une fresque tout à la fois belle et hideuse, mêlant couleurs criardes et sombres aplats monolithiques avec une précision diabolique. En cela, Far West ne s'éloigne pas bien loin de la trilogie des Totem dans sa façon de nous administrer sa vision dévoyée du Flower Power passé au crible de l'exaspération d'aujourd'hui. En revanche, la matière patiemment édifiée le long de ces six morceaux vaporeux et indéfinis montre des atours plus nuancés qu'à l'accoutumée. Non pas qu'il faille s'attendre à quelque chose d'extrêmement homogène - le groupe aime trop la diversité pour cela, son line-up n'est-il pas d'ailleurs à géométrie variable ? - mais sans doute Master Musicians Of Bukkake a-t-il, sur Far West, porté l'accent sur la transition. On ne passe plus du coq à l'âne d'un morceau à l'autre, les ruptures ne sont plus aussi franches qu'au sein de la précédente trilogie. Il me semble même que, petit à petit, le sombre gagne du terrain sur la palette jusqu'ici majoritairement criarde de sa musique.

Pour preuve, le gospel halluciné de Circular Ruins qui vient clore le disque, un titre épique construit sur les stigmates d'un combat entre une chorale flippée et des arrangements solaires et majestueux convoquant une armée de cuivres, de guitares, de nappes synthétiques se montant les uns sur les autres dans une accumulation dangereuse avant de laisser la place à un déferlement monomaniaque de clochettes intrigantes. Ou encore le côté tribal d'Arche, morceau synthético-ethnique qui fracasse ses guitares contre ses microprocesseurs sous l'égide de tambours patraques. On dirait Witxes qui délocalise son Abraxas dans les bordels de Bornéo. C'est vraiment bizarre et c'est aussi extrêmement jubilatoire. Plus loin, You Are A Dream Like Your Dreamer - The Dark Peace voit le collectif s'emparer d'un orgue monumental et se lancer dans un requiem dédié à l'espace, son froid infini, sa noirceur. Et c'est bien cette folie plus ou moins surjouée qui inquiète. Parce qu'en soi, ces morceaux n'ont rien d'évident et pourtant, Master Musicians Of Bukkake nous y plonge tête la première sans qu'à aucun moment ne nous vienne l'envie de protester. Far West est tout à la fois drôle et pas drôle, fou fou et maîtrisé. Il ne va nulle part en empruntant un chemin pourtant on ne peut plus cohérent. Se perd pour mieux nous retrouver. Et emporte l'adhésion par la grâce de morceaux bien écrits et à la subtilité bien réelle : à titre d'exemple, l'enchaînement White Mountain Return / γη-νομος : GNOMI montre tout de même que le collectif peut s'enorgueillir d'un sens de la composition extravagante qui n'a que peu d'équivalent dans le large spectre de la musique psyché contemporaine. D'un côté une relecture futuriste d'Ennio Morricone, de l'autre un hommage à l'école de Canterbury sans qu'à aucun moment on ait l'impression d'écouter autre chose que Master Musicians Of Bukkake. On prend plaisir à se perdre dans cette architecture baroque et  labyrinthique, sans cesse mouvante, au sein de laquelle on ne sait jamais où poser son regard. À peine a-t-on le temps de fixer un angle pour le détailler que celui-ci se dérobe pour laisser la place à quelque chose que l'on n'attendait pas : une nappe inquiète, des guitares maousses, une chorale étrange, des cloches tintinnabulantes. 

Certes, il est toujours difficile de trancher : habiles faiseurs ou vraie personnalité ? Mais c'est bien le genre de question que la musique des Master Musicians Of Bukkake balaie d'une écoute. Parce qu'il y a tellement de qualités dans Far West et plus largement dans les disques du collectif qu'on se fout un peu de savoir quels sont les moteurs à l'œuvre derrière cette façade psychédélique et bariolée. Le plus important, c'est avant tout ce que le groupe communique et ce qu'il nous pousse à ressentir. Et pour peu que vous aimiez larguer les amarres ou arpenter des chemins vaporeux sans trop savoir où ces derniers vous mèneront, il va sans dire que cet album est fait pour vous. Alors, certes, on aura toujours du mal à catégoriser cette musique qui reprend à son compte l'esprit et l'ouverture d'une époque aujourd'hui définitivement révolue tout en y adaptant une grille de lecture on ne peut plus contemporaine mais le grand melting pot auquel le groupe nous convie a le don de rendre les étiquettes obsolètes et inutiles : qu'importe ce qu'il joue, l'important c'est qu'il le fasse. Et quand en plus, il concentre ses efforts sur l'écriture de vrais morceaux et non plus sur le rendu de leur seule atmosphère, il devient alors parfaitement inutile d'ajouter que Far West est une vraie réussite. Caché sous une chouette pochette, ce psycho-kraut-folk-prog-ambient enfumé, amalgamé et singulier ne demande qu'à caresser vos chakras dans le sens du yin alors surtout, ne le rejetez pas et vous aussi, militez pour l'ouverture du troisième œil. Inspiré, selon les dires du collectif, de l'incroyable score réalisé par Paul Giovanni pour le beaucoup moins incroyable The Wicker Man, il est indéniable qu'à plusieurs reprises, dans ses intentions, Far West approche le même degré d'intensité foutraque. Il est alors évident que cette musique n'est en rien un simulacre, elle montre même une épaisseur et une profondeur désormais indiscutables.

Brillant.





leoluce

dimanche 2 juin 2013

Chris Weeks - Contemplation Moon


Date de sortie : 25 mai 2013 | Label : Nibbana

Si l'ambient souffre encore trop souvent d'un relatif déficit d'attention, largement sous-exposé sur le web comme ailleurs malgré la profusion de talents créatifs qui en décuplent l'ambition depuis une petite dizaine d'années, certains musiciens coutumiers du genre en souffrent plus que d'autres, cachant sous un certain hiératisme des trésors de grâce délétère. C'est sans aucun doute le cas de Chris Weeks qui livrait l'an passé avec A Haunting Sun l'un des disques les plus troublants que le drone ait jamais enfantés, flots de radiations spleenétiques aussi douces qu'abrasives dardés d'éclats instrumentaux et de field recordings digitalement modifiés dont les denses abstractions solaires consumaient l'âme et hantent toujours les esprits.

Un coup de maître, donc, et l'on ne voyait plus guère que Pimmon pour rivaliser avec le souffle organique un brin austère et néanmoins dévastateur de ce premier LP signé par l'Anglais sous son véritable patronyme... mais précisons tout de même que le coup d'essai ne l'était qu'à demi pour ce producteur et instrumentiste aux multiples talents que l'on avait déjà pu apprécier pour le lyrisme bucolique de son alter-ego ambient-pop Kingbastard aux rêveries tout aussi luxuriantes et finement texturées. L'occasion de mentionner Herb Recordings, petit label autogéré de l’Écossais Solipsism également responsable des envolées plus cadrées de son second alias Myheadisaballoon dont la ferveur lo-fi d'obédience indie-pop, qui le voit chanter en format 4 minutes dans un brouillard d'effets et de volutes psyché, tranche assez radicalement avec les insondables méditations sonores qui nous occupent ici.

On passera rapidement sur la satisfaction d'avoir accueilli les deux soundscapers dans les limbes de notre compil' Transmissions From The Heart Of Darkness, sur un quatrième volet taillé pour faire honneur à leurs errances désincarnées. The Ghost Of Jupiter, inédit composé par Chris Weeks tout spécialement pour le projet nous aura d'ailleurs particulièrement impressionnés, enrobant le vide cosmique de son linceul livide et ouvrant la voie pour le bien-nommé Contemplation Moon publié comme son prédécesseur par Nibbana, filiale ambient et minimale du label Tigerbeat6 que le Californien Miguel De Pedro aka Kid606 avait lancé dans la foulée de ses propres expérimentations analogiques sur le visionnaire et trop mésestimé Songs About Fucking Steve Albini.


Entre-temps et au risque de s'éloigner encore un peu de l'objet de cette chronique et de son postulat, le Gallois d'adoption nous aura gratifiés de trois EPs assez hors-normes caractérisés par leur artwork immaculé au diapason d'une musique de plus en plus épurée sans en rajouter pour autant dans la solennité, les monolithes ascensionnels de Formeg: s'ouvrant même à quelques beats et pulsations minimalistes et les marées oniriques de The Ebb & Flow au bruit du ressac, voire pour l'un d'entre eux au blues acoustique d'une guitare claire. Quant à Gwynt, Glaw, Myfyrio, sa progression contemplative aux humeurs et textures changeantes cheminait de la grisaille balayée par les vents mauvais au timide retour de l'astre du jour, à l'aune du climat versatile des collines du Pays de Galles qui l'abritent désormais. Trois œuvres relativement courtes et pourtant foncièrement divergentes dans l'agencement de leurs morceaux allant de 2 à 20 minutes, avec pour point commun de s'avérer tout à fait saisissantes, comme si Chris Weeks compensait le déficit d'immersion inhérent au format en privilégiant à la dilatation du temps une certaine emphase du mouvement.

Cette dimension épique, le musicien féru d'astronomie la vit de son propre aveu lorsqu'il scrute l'immensité du cosmos, fasciné par le fait qu'il y ait davantage d'étoiles dans l'univers que de grains de sable sur Terre. Sensations d'insignifiance et d'infini se mêlent ainsi pour alimenter l’ambiguïté de ses compositions, plus que jamais partagées entre extase et anxiété sur ce deuxième opus composé de nuit en scrutant les astres, tribut à la féérie de leur ballet scintillant comme au grand mystère de leurs faces cachées. Exit les incursions acoustiques et les artefacts mélodiques de l'album précédent et de ses vibrantes reconstructions lorgnant sur le glitch et la folktronica, Contemplation Moon s'attaque à un format qui exige autant d'attention que d'abandon, 8 morceaux drone flirtant tous avec les 10 minutes voire avec le quart d'heure et dont l'affect plus nébuleux épouse les phases du cycle lunaire pour 90 minutes d'introspection radiante aux allures de symphonie métaphysique.

Hypnotiques et immatérielles, ces odes à l'abstraction de l'infiniment grand célèbrent la résorption des frontières entre le tangible et l'intangible, le réel et l'imaginaire, la raison et la sensation. L’œil sonde mais l'esprit vagabonde, s'abandonne aux stimuli de la nuit et aux sentiments diffus qu'ils induisent. Seul cet état intermédiaire entre conscience et absence permettra de percer le tissu statique pour toucher du doigt la tragédie d'éternité qui bouillonne sous les ondes blafardes du rayonnement sélénite de Chris Weeks. Dès lors, la mélancolie n'est plus simplement celle de l'auditeur ni même celle de l'auteur mais celle de l'univers entier lorsque le premier croissant de Lune renaît à la vue des quelques milliards d'êtres à jamais hors de portée de ses miracles. Tout n'est qu'ambivalence, confortable Desolation d'un premier quartier dont la dualité nous rassure, glaçante Apparition d'une Lune gibbeuse symbolisant notre impuissance face aux forces qui président à notre existence ou spectrale Relocation de sa splendeur sur le déclin.

La pureté d'une Lune pleine nous isole un temps de ce perpétuel sentiment d'inachevé, majesté des affleurements orchestraux dont les harmonies à la fois grandioses et fragiles surgissant du voile opalin nous rappellent au caractère fugace de toute perfection, vouée à décroître et s'éteindre dans le néant en expirant ces poussières d'éther qui donneront corps au cycle suivant. Et pourtant, suspendus aux flux élégiaques des cordes synthétiques, nous voilà soudain taraudés par la crainte que le rideau vienne à tomber sur cette magie que l'on croyait acquise : c'est là toute la beauté de l’œuvre de Chris Weeks, Méliès moderne qui réinvente le monde en lui insufflant une poésie qui lui faisait défaut, sublimant la dramaturgie d'une pièce qui nous propose de passer du rang de simple figurant perdu dans une masse en constante expansion à celui d'interprète omniscient. Qui s'étonnera après ça ne plus vouloir en quitter la scène ?

Rabbit