lundi 29 avril 2013

Agarttha - A Water Which Does Not Wet Hands


Date de sortie : initialement prévue pour le 29 avril 2013, la sortie est semble-t-il repoussée au 13 mai | Label : King Of The Monsters

Quelques percussions chiches, des guitares déformées qui enflent patiemment, puis des chœurs étranges psalmodiant une litanie mystérieuse. Lambsprinck se met en place lentement, un clavier obsédant s’enchevêtre à la steppe minimaliste à peine suggérée jusqu’ici, le morceau prend corps derrière les yeux puis s’évapore comme il est venu. Le suivant poursuit le même climax mais dure deux fois plus longtemps : la même voix vaporeuse hésitant entre mantra et murmure, le même tapis rythmique ténu, toujours cette guitare qui exsude ses stridences, ces mêmes gouttes d’électronique. Et surtout, cette même radicalité dans la retenue, cette même évidence aussi. Visions Of Alina répète les mêmes accords sur presque neuf minutes mais n’arrête pas de muter par la grâce d’atours synthétiques en roue libre qui se mélangent parfaitement à l’ossature basique du morceau. Une musique qui suggère énormément et amalgame les étiquettes : folk occulte, drone sépulcral, psychédélisme noir, doom ésotérique, folklore ensorcelé et tribal. C’est bien Melusine qui permet de mettre le doigt sur ce que l’on entend. Agarttha est l’incarnation contemporaine des nécromanciennes, thaumaturges, cartomanciennes, pythies et autres sorcières issues du folklore occulte médiéval. Sa musique sonne comme celle d’une Baba Yaga moderne qui se fout de la sorcellerie et préfère hanter la ville que les cimetières. Le son d’une banshee urbaine qui délocalise son action aussi bien dans le béton et l’asphalte que dans la lande fouettée par le vent. Une vraie musique de sabbat, bien noire, introspective et inquiète provoquant un dérèglement des sens, sonnant comme Silvester Anfang reprenant les Cocteau Twins ou comme un Boduf Songs moins autocentré mais tout aussi noir, plutôt porté sur la spiritualité que le spleen intérieur. C’est solennel, très habité et aussi franchement singulier. C’est surtout cette façon de faire naître une ambiance très particulière avec trois fois rien qui impressionne et ensorcelle. 

On ne sait pas grand chose d’Agarttha, tout au plus que ce nom cache une seule personne : Francesca Marongiu, membre d'Architeuthis Rex, duo italien déjà croisé chez Utech et qui fraie lui-aussi dans les méandres indécis d’un drone rituel extrêmement prenant mais peut-être plus habillé que les friches désolées de Francesca. Italienne d’adoption mais née à Hell (ça ne s’invente pas), dans les îles Caïmans à l’ouest de la mer des Caraïbes, son pseudonyme fait référence au monde souterrain du même nom, relié aux continents par l’intermédiaire d’un vaste réseau de tunnels et galeries, une Terre intra-terrestre décrite comme idéale et empruntant à tout un tas de mouvements spirituels, du bouddhisme au New Age. On ne s’étonne donc pas que sa musique soit si habitée. A Water Which Does Not Wet Hands est un peu à l’image de son titre, une eau qui mouille au-dessous de la peau alors que l’épiderme reste sec. Le disque s’insinue par les pores, rejoint les capillaires et irradie le corps entier, électrise de sa pulsation inquiète la moindre cellule.  Il nous habite et on ne peut pas s’en défaire. Vraiment, un vrai sortilège. Parce que tomber dans les filets d’un tel caillou pelé n’était pas des plus évidents.  La faute à des arrangements qui fourmillent d’idées, à ces guitares rêches et revêches qui caressent l’échine à contre-poil (outre Francesca, il arrive qu'Antonio Galucci, l'autre membre d'Architeuthis Rex, vienne prêter main forte, ainsi que Reto Mäder) à cette voix diaphane et presque déshumanisée, comme si le vent ou l’eau s’étaient emparés du micro, à moins qu’il ne s’agisse de fantômes. Less is more, on le sait parfaitement, voilà bien sur quoi est bâti A Water Which Does Not Wet Hands : une économie, une retenue qui décuplent les intentions et le message, quand bien même celui-ci veut être flou. Une manière de s’approprier le disque et de le façonner pour y mettre ce que l’on veut. C’est vrai qu’il n’est pas des plus guillerets et qu’il nous accompagnera idéalement au crépuscule mais qu’importe, sa force mélodique et son pouvoir de fascination devraient l’emmener à ne pas nous lâcher la main de sitôt. On ne sait pas grand-chose d’Argattha, c’est vrai, mais il me semble que l’on sait l’essentiel : sa musique est condamnée à faire partie de nous.

Les sommets sont nombreux mais l’album culmine probablement au moment de Chymische Hochzeit, dernier morceau diaphane qui reprend tout l’ADN d’Agarttha pour le synthétiser en six minutes : un piano martelé, un soubassement de guitares bourdonnantes et des chœurs invertébrés qui confère une aura encore plus irréelle à cette musique en soi déjà particulièrement volatile et brumeuse. On citera également Storms As He Walks, seule pièce où la mélodie est immédiatement reconnaissable, mise en avant par des arrangements presque trop appuyés qui en font un morceau évident quand le reste de l’album dévoile ses enluminures avec parcimonie, au détour d’une boucle synthétique ou d’un motif de guitare inattendu, quand il nous habitue à être plutôt patient et concentré pour ne pas en perdre une miette. Toutefois, quel que soit le morceau, il sourd de ce disque une transe subtile qui finit par tout envelopper. On a plus d’une fois l’impression d’avoir posé l’oreille sur un territoire ésotérique pour lequel on ne possède pas la moindre clé susceptible de pouvoir complètement l’appréhender et c’est bien ça que l’on adore. On ne comprend pas tout mais on adhère. Et pourtant, des disques de cette trempe, il y en, plein, mais ce décorum auquel on n’entrave pas grand-chose en fait quelque chose de vraiment à part. Agarttha montre une forte personnalité, une belle assurance et beaucoup de sincérité qui font que l’on croit  instantanément aux histoires que son folk écorché et ses drones délavés et mystiques nous content. Quelque chose d’inexplicable, sans doute ce supplément d’âme qui, comme toujours, fait la différence. Une fois en connexion avec A Water Which Does Not Wet Hands, difficile de rompre le lien invisible qui nous lie à lui. Obligé d’aller jusqu’au bout. Obligé d’attendre la suite. Avec impatience.

Un sortilège, un truc pas clair auquel on ne comprend pas grand-chose, un disque qui permet au corps de prendre le contrôle du cerveau et de réveiller l’animal en soi, prisonnier de pulsions vitales : sidération, peur, nuit, froid, se cacher. Pourquoi pas dans A Water Which Does Not Wet Hands ?

Eblouissant. 




leoluce

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