mardi 30 avril 2013

Disponible en libre téléchargement : "Elsewhere", le cinquième et dernier volet de notre compilation


Les aventures de Smith prennent ici fin en même temps que notre compilation. Était-ce un rêve, un songe ? Étions-nous bien là, ou ailleurs ? À l'œuvre au cœur de ce cinquième volet, les rêveries texturées, drones déstabilisants, field recordings d'outre-temps et autres bulles de sons aux contours à peine moins fragiles que l'éther qu'elles contiennent laissent planer le doute. Quant au personnage de la nouvelle steampunk d'Alister, il échappe à la plume de son créateur pour inventer sa propre réalité au gré de ces huit instrumentaux-fleuves, derniers inédits de ce projet protéiforme parti d'un labyrinthe souterrain de catacombes sombres et suintantes pour finalement s'abandonner aux méandres éthérés de l'imagination. 

A l'instar de l'artwork de Lou Nugues, l'atmosphère devient flottante et irréelle, peut-être plus apaisée. Dès lors, nous en profiterons pour remercier nos lecteurs fidèles, ceux moins réguliers mais qui ont poussé la curiosité jusqu'à écouter ces cinq volets - voire peut-être moins mais qu'importe, la compilation existe et continuera à exister bien après son épilogue - et tous ceux qui sont arrivés ici par pur hasard à la faveur d'un clic fureteur. Et enfin, par-dessus tout, nous remercions ces artistes qui ont répondu à l'appel des Cendres. Sans vous, sans eux, ce blog ne serait rien.

Bonne écoute.


lundi 29 avril 2013

Agarttha - A Water Which Does Not Wet Hands


Date de sortie : initialement prévue pour le 29 avril 2013, la sortie est semble-t-il repoussée au 13 mai | Label : King Of The Monsters

Quelques percussions chiches, des guitares déformées qui enflent patiemment, puis des chœurs étranges psalmodiant une litanie mystérieuse. Lambsprinck se met en place lentement, un clavier obsédant s’enchevêtre à la steppe minimaliste à peine suggérée jusqu’ici, le morceau prend corps derrière les yeux puis s’évapore comme il est venu. Le suivant poursuit le même climax mais dure deux fois plus longtemps : la même voix vaporeuse hésitant entre mantra et murmure, le même tapis rythmique ténu, toujours cette guitare qui exsude ses stridences, ces mêmes gouttes d’électronique. Et surtout, cette même radicalité dans la retenue, cette même évidence aussi. Visions Of Alina répète les mêmes accords sur presque neuf minutes mais n’arrête pas de muter par la grâce d’atours synthétiques en roue libre qui se mélangent parfaitement à l’ossature basique du morceau. Une musique qui suggère énormément et amalgame les étiquettes : folk occulte, drone sépulcral, psychédélisme noir, doom ésotérique, folklore ensorcelé et tribal. C’est bien Melusine qui permet de mettre le doigt sur ce que l’on entend. Agarttha est l’incarnation contemporaine des nécromanciennes, thaumaturges, cartomanciennes, pythies et autres sorcières issues du folklore occulte médiéval. Sa musique sonne comme celle d’une Baba Yaga moderne qui se fout de la sorcellerie et préfère hanter la ville que les cimetières. Le son d’une banshee urbaine qui délocalise son action aussi bien dans le béton et l’asphalte que dans la lande fouettée par le vent. Une vraie musique de sabbat, bien noire, introspective et inquiète provoquant un dérèglement des sens, sonnant comme Silvester Anfang reprenant les Cocteau Twins ou comme un Boduf Songs moins autocentré mais tout aussi noir, plutôt porté sur la spiritualité que le spleen intérieur. C’est solennel, très habité et aussi franchement singulier. C’est surtout cette façon de faire naître une ambiance très particulière avec trois fois rien qui impressionne et ensorcelle. 

On ne sait pas grand chose d’Agarttha, tout au plus que ce nom cache une seule personne : Francesca Marongiu, membre d'Architeuthis Rex, duo italien déjà croisé chez Utech et qui fraie lui-aussi dans les méandres indécis d’un drone rituel extrêmement prenant mais peut-être plus habillé que les friches désolées de Francesca. Italienne d’adoption mais née à Hell (ça ne s’invente pas), dans les îles Caïmans à l’ouest de la mer des Caraïbes, son pseudonyme fait référence au monde souterrain du même nom, relié aux continents par l’intermédiaire d’un vaste réseau de tunnels et galeries, une Terre intra-terrestre décrite comme idéale et empruntant à tout un tas de mouvements spirituels, du bouddhisme au New Age. On ne s’étonne donc pas que sa musique soit si habitée. A Water Which Does Not Wet Hands est un peu à l’image de son titre, une eau qui mouille au-dessous de la peau alors que l’épiderme reste sec. Le disque s’insinue par les pores, rejoint les capillaires et irradie le corps entier, électrise de sa pulsation inquiète la moindre cellule.  Il nous habite et on ne peut pas s’en défaire. Vraiment, un vrai sortilège. Parce que tomber dans les filets d’un tel caillou pelé n’était pas des plus évidents.  La faute à des arrangements qui fourmillent d’idées, à ces guitares rêches et revêches qui caressent l’échine à contre-poil (outre Francesca, il arrive qu'Antonio Galucci, l'autre membre d'Architeuthis Rex, vienne prêter main forte, ainsi que Reto Mäder) à cette voix diaphane et presque déshumanisée, comme si le vent ou l’eau s’étaient emparés du micro, à moins qu’il ne s’agisse de fantômes. Less is more, on le sait parfaitement, voilà bien sur quoi est bâti A Water Which Does Not Wet Hands : une économie, une retenue qui décuplent les intentions et le message, quand bien même celui-ci veut être flou. Une manière de s’approprier le disque et de le façonner pour y mettre ce que l’on veut. C’est vrai qu’il n’est pas des plus guillerets et qu’il nous accompagnera idéalement au crépuscule mais qu’importe, sa force mélodique et son pouvoir de fascination devraient l’emmener à ne pas nous lâcher la main de sitôt. On ne sait pas grand-chose d’Argattha, c’est vrai, mais il me semble que l’on sait l’essentiel : sa musique est condamnée à faire partie de nous.

Les sommets sont nombreux mais l’album culmine probablement au moment de Chymische Hochzeit, dernier morceau diaphane qui reprend tout l’ADN d’Agarttha pour le synthétiser en six minutes : un piano martelé, un soubassement de guitares bourdonnantes et des chœurs invertébrés qui confère une aura encore plus irréelle à cette musique en soi déjà particulièrement volatile et brumeuse. On citera également Storms As He Walks, seule pièce où la mélodie est immédiatement reconnaissable, mise en avant par des arrangements presque trop appuyés qui en font un morceau évident quand le reste de l’album dévoile ses enluminures avec parcimonie, au détour d’une boucle synthétique ou d’un motif de guitare inattendu, quand il nous habitue à être plutôt patient et concentré pour ne pas en perdre une miette. Toutefois, quel que soit le morceau, il sourd de ce disque une transe subtile qui finit par tout envelopper. On a plus d’une fois l’impression d’avoir posé l’oreille sur un territoire ésotérique pour lequel on ne possède pas la moindre clé susceptible de pouvoir complètement l’appréhender et c’est bien ça que l’on adore. On ne comprend pas tout mais on adhère. Et pourtant, des disques de cette trempe, il y en, plein, mais ce décorum auquel on n’entrave pas grand-chose en fait quelque chose de vraiment à part. Agarttha montre une forte personnalité, une belle assurance et beaucoup de sincérité qui font que l’on croit  instantanément aux histoires que son folk écorché et ses drones délavés et mystiques nous content. Quelque chose d’inexplicable, sans doute ce supplément d’âme qui, comme toujours, fait la différence. Une fois en connexion avec A Water Which Does Not Wet Hands, difficile de rompre le lien invisible qui nous lie à lui. Obligé d’aller jusqu’au bout. Obligé d’attendre la suite. Avec impatience.

Un sortilège, un truc pas clair auquel on ne comprend pas grand-chose, un disque qui permet au corps de prendre le contrôle du cerveau et de réveiller l’animal en soi, prisonnier de pulsions vitales : sidération, peur, nuit, froid, se cacher. Pourquoi pas dans A Water Which Does Not Wet Hands ?

Eblouissant. 




leoluce

vendredi 26 avril 2013

Oikos - Solve Et Coagvla


Date de sortie : 02 avril 2013 | Label : Land Of Decay

Nous étions immédiatement tombés amoureux d'Ecotono, le précédent album d'Oikos - duo madrilène formé de David San Martin et Rafael Femiano - paru chez Utech en 2011. La faute à ses drones solaires qui tutoyaient les cieux dans leurs mélodies et s'ancraient profondément dans la fange par le biais d'arrangements saturés et bien dégueulasses. Un magnifique album qui retrouve encore aujourd'hui régulièrement le chemin de la platine quand le besoin de subtilité se fait sentir et que l'on cherche un disque à même de tromper le cerveau et ses envies d'équations réductrices du type triste = beau ou drone = sombre. Avec Oikos, les paradigmes volaient en éclats, les égalités n'étaient plus si égales et les habitudes-certitudes arboraient des atours inhabituels-incertains. Toute la question est de savoir si Solve Et Coagvla revêt la même singularité qu'Ecotono. Suspense, suspense. La réponse est oui. Tout en étant non. C'est que les cinq pièces que contient cette cassette ont été composées entre 2008 et 2011 et il n'est donc pas étonnant de retrouver cette même patte qui faisait les riches heures d'Ecotono. Ces mélodies célestes défigurées par ces drones crades et sursaturés. Dans le même temps, elles ont été mixées et réarrangées pour devenir de nouveaux morceaux et le moins que l'on puisse dire, c'est que depuis 2011, le visage d'Oikos a bien changé. David San Martin vit maintenant en Russie et ne contribue plus qu'à distance et c'est essentiellement Rafael Femiano qui s'est occupé de retravailler la masse sonore léguée par l'alors encore duo. Un visage dont on retrouve toujours les traits caractéristiques mais qui est aussi plus buriné, arborant les stigmates du temps qui passe, quelques rides ici et là faisant ressortir des yeux gris d'orage qui va frapper. La tension qui habitait chaque morceau est encore bien présente mais surtout encore plus forte et il suffit d'écouter les cinq minutes de Solve qui ouvrent le disque pour s'en convaincre : un mur de bruit extrêmement dense lézardé de frottements vicieux et répétés qui rythment l'ensemble. Un squelette industriel et abrasif autour duquel virevoltent une pluie de stridences et de larsens. On a déjà vu des introductions plus accueillantes mais pourtant celle-ci ne rebute pas, au contraire. Un ersatz de mélodie, petit à petit, apparaît et ce qui n'était de prime abord qu'un bloc bruyant et invertébré se transforme en chaos structuré. Une métamorphose qui laisse bouche bée.

Oikos ne s'était encore jamais montré si jusqu'au-boutiste dans ses arrangements. Où est donc passé le tapis mélodique qui s'opposait à l'âpreté du soubassement ? Toujours là, mais un peu plus en dessous. En tout cas sur Solve mais aussi sur une bonne partie d'Omniscience qui le suit immédiatement et qui s'adjoint le renfort des guitares d'André Foisy (membre de Locrian et co-fondateur de Land Of Decay). D'ailleurs, c'est lorsqu'elles se taisent à la toute fin et que le morceau ne tient plus qu'à un souffle que la mélodie apparaît, vibrante et magnifique, on se rend alors compte qu'elle a toujours été là mais enfouie sous le grain surexposé des strates de guitare. Oui, la tension, indéniablement, entre beau et sale perdure mais ces deux aspects sont ici tellement creusés en profondeur qu'Oikos devient encore plus beau et encore plus sale. Coagvla est quant à lui beaucoup plus typique et n'aurait d'ailleurs pas dépareillé sur Ecotono sans doute parce que l'enluminure passe au premier plan. Solennelle, imposante, la longue mélopée qui habite le morceau a beau être accidentée, subir les assauts de moult bruits conquérants, elle n'en reste pas moins de toute beauté. Sur Altered - un titre on ne peut mieux trouvé - elle se disloque même en blocs de bruits abstraits tout en demeurant toutefois identifiable. Y compris lorsque les drones expérimentaux déshumanisent complètement la musique, menaçant de la faire disparaître dans une sorte de dilution conceptuelle où n'en subsisterait qu'une vague idée mais subitement, tout s'interrompt au profit d'un silence assourdissant de quelques secondes. Il fallait bien les presque huit minutes de Vimana pour synthétiser tout cela, genre de long serpent métaphysique à l'ambient revêche et au timbre shoegaze qui impressionne carrément. En tout cas, au terme de l'écoute de ces cinq morceaux magnifiques, on comprend mieux le titre Solve Et Coagvla : les deux pièces les plus représentatives de cette entité à la musique bicéphale. Pour l'une qui sacrifie la mélodie sur l'autel du bruit, l'autre montre le bourreau devenir victime dans un mouvement inverse. Quoi de mieux pour schématiser en quelques mots ce Janus ibérique ? 

Alors bien sûr, une petite demi-heure passe bien trop vite mais quand elle est à tel point maîtrisée, qu'importe qu'elle soit trop courte puisqu'il y a dans chaque morceau de quoi explorer longtemps. En multipliant les écoutes, les détails deviennent perceptibles et on finit par oublier même l'ossature pour déboucher dans une sorte de no man's land abstrait qui ne cesse d'interloquer. Où Oikos puise-t-il cette singularité puisque, après tout, ce n'est quand même pas la première fois que l'on associe le beau et le moche, que l'un naît de l'autre ? Sans doute dans le tiraillement qui résulte de sa façon de se tenir exactement entre les deux et qui les exacerbe, leur donne une grande densité. Ces textures synthétiques parcourues de strates de guitares écorchées, ces tableaux de sable colorés aux contours indéfinis qui ne donnent rien de près mais dévoilent de loin leur message, ces harmonies défigurées par le mouvement continu des échardes sonores qui se fracassent contre elles comme le ressac, tous ces moments-là où la tension est palpable et où Oikos dévoile sa nature profonde et ses atavismes, refuse de choisir et fait avec ce qu'il est. Tout cela concoure à rendre Solve Et Coagvla sidérant. Louons Rafael Femiano pour avoir retravaillé une matière qu'il a concouru à édifier, de s'être réapproprié les muses passées pour en faire celles d'aujourd'hui, d'avoir maintenu l'inspiration et l'âme d'une musique à la fois subtile et rugueuse, écorchée et apaisée, fluide et hachée. Une musique qui vibre et fait vibrer.

Pour une cassette sortie en catimini, de quoi en tout cas donner l'envie de se battre pour qu'elle touche le plus grand nombre. Et comme les mots ne sauraient suffire, écoutez simplement mais attentivement ce qui suit.

Vite, vite, la suite.


leoluce

mardi 23 avril 2013

Terminal Sound System - A Sun Spinning Backwards


Date de sortie : 19 avril 2013 | Label : Denovali Records

Deuxième sortie estampillée Denovali pour Terminal Sound System depuis Heavy Weather en 2011 mais neuvième album depuis 1999, A Sun Spinning Backwards continue à côtoyer la perfection effleurée depuis les débuts de cette entité mystérieuse et australe dont la musique ne cesse d’intriguer. Comme si Skye Klein avait la capacité – le don ? – de scanner l’ensemble de notre discothèque pour en extraire ce qui nous touche le plus, ce qui nous fait vibrer sans que nous en soyons d’ailleurs toujours conscients, des choses que l’on ne savait même pas que l’on aimait ou que l’on avait tout simplement oubliées. Il sait mettre le doigt sur des bouts épars piochés ici et là, des moments épiques, d’autres plus intimistes, d’autres encore plus enlevés et ré-agence tout cela dans des morceaux qui n’ont pas forcément beaucoup de points communs entre eux mais qui, une fois mis bout à bout, confèrent pourtant un aspect monolithique à l’ensemble. Quelque chose comme ces silhouettes aux mensurations fantasmées qui hantent le moindre bout de papier glacé : trop belles pour être vraies. On sent rôder l’ombre d’un Photoshop derrière cette architecture millimétrée, on se dit que ça ne peut être vrai, qu’un faux pas révélera la supercherie mais non, rien n’arrive. On résiste mais on adhère, on se dit que ça manque d’aspérité mais ça coule en soi, ça s’insinue. On se dit également que l’on va se lasser mais non, là aussi, le disque tient fièrement debout, bien campé sur ses jambes de rêve et on ne peut pas faire autrement que le contempler. On aime quand ça cherche, quand ça se cherche, quand ça tombe par terre pour mieux se relever, quand ça crisse, quand ça racle et quand ça vit. On n’a pas envie d’adhérer à quelque chose de si lisse, de si fuselé, de si... parfait. Mais rien n’y fait, dès les premières secondes, on est captif, pris dans ces filets sombres et majestueux que le disque déploie insidieusement. Pourtant, encore un paradoxe, il aura fallu plusieurs écoutes pour savoir qu’en penser. On sait qu’on aime mais on ne sait pas pourquoi. Il faut bien détricoter l’ensemble pour qu’un semblant d’explication affleure. Et encore. Est-ce ces nappes de claviers sombres et imposantes ? Ou ce soubassement doom des plus écrasants ? Ces percussions alertes peut-être ou ce piano qui apparaît par intermittence et distille ses gouttes de spleen avec élégance ? Ou alors ces cliquetis synthétiques et obsédants ? Bien sûr, c’est tout cela en même temps. Et puis sans doute aussi l’évidence mélodique, ce côté accueillant conjugué à une aura noire aux matités fluctuantes : tantôt épais brouillard à couper au couteau, tantôt subtil voile gris qui recouvre les enluminures à la manière d’une fine couche de poussière que le vent disperse mais ne fait pas disparaître.

Extrêmement atmosphérique, la musique de Terminal Sound System semble débuter ici et maintenant, avec A Sun Spinning Backwards, son grand voyage dans l’espace, son épopée cosmique : le chant des nébuleuses, le long cri silencieux et libérateur d’un trou noir, le crissement de l’énergie cinétique que déploie un bout de tôle se frottant à un morceau de métal froid, le grondement silencieux d’une nova qui se disloque dans des agrégats de lumières froides ou les tambours fracassants du vent solaire. C’est noir et lumineux à la fois, froid et feutré, immobile et mouvant. Majestueux. Le disque nous perd dans les recoins les plus reculés de l’infiniment grand et saute d’une galaxie à l’autre avec une facilité déconcertante. Un grand nombre de genres s’y mêlent : indus et électronique, space rock et doom, post-rock et metal, jazz et classique, dark ambient et minimalisme. Tout cela est pulvérisé, atomisé, réduit en particules s’insinuant parfaitement dans l’agrégat sonore sans le dénaturer comme une nuée d’insectes synthétiques dessinant des figures abstraites aux contours flous mais dont on distingue pourtant parfaitement la forme générale. Un mélange baroque qui ne déborde pas et reste concentré, qui suggère mais n’assène pas. Dans ces conditions, dire de ce disque qu’il fait voyager est un euphémisme. Dès Deep Black Ash, parfaite introduction sombre et tendue, le disque propulse tripes et cerveau dans une dimension parallèle où le nombre d’années-lumière importe peu, l’exploration se fait lointaine, le temps semble se dilater. D’ailleurs tous les titres sonnent exactement comme ce à quoi leur lecture fait penser : Oceans est ainsi parfaitement aqueux, Clearlight avec ses boucles synthétiques obsédantes, ses percussions feutrées mais incisives et son piano timide exsude un vent solaire qui magnétise l’épiderme, ce même piano qui prend des allures plus solennelles et se pare des crépitements d’un feu qui a déjà tout consumé avant d’être rejoint par des nappes majestueuses le temps d’un Theme For Scorched Earth, beau requiem à la détresse sincère et communicative. Neuf titres durant, Skye Klein se met à nu avec un sens du détail vraiment impressionnant. En focalisant sur le soleil, il semble parler avant tout de lui-même et son humeur n'est pas franchement des plus guillerettes sans être non plus dramatiquement sombre. Les photons transpercent d'ailleurs assez souvent le froid sidéral – le piano de A Perfect Reflecting Sphere est par exemple bien plus détendu qu'inquiet – et contribuent à aérer l'ensemble qui, sans ça, serait sans doute un poil trop massif. Les multiples changements de rythmes d'un morceau à l'autre participent également à l'éradication du moindre surplus de graisse pour ne garder que les nerfs et le muscle.

Ce n'est pas encore avec celui-ci que Skye Klein se rapprochera de l'anecdotique et même, avec ses multiples niveaux de lecture, ses couches soigneusement empilées, A Sun Spinning Backwards le voit expérimenter la densité et jouer avec ses variations. Un truc à faire tourner le Soleil en sens inverse ? Pas sûr, mais au moins de quoi accompagner notre course autour de lui, en particulier lorsqu'on se rapproche des solstices et que les nuits débordent sur les jours.

La perfection n'existe pas, mais là, tout de même, Terminal Sound System n'en est vraiment pas loin.


leoluce

lundi 1 avril 2013

Druc Drac - Retrofuture

 

Date de sortie : 03 avril 2013 | Label : Hymen Records

Déjà, en soi, le « concept » à l’œuvre derrière cette musique interpelle : une collaboration entre un musicien et lui-même. Dans le temps. Entre lui aujourd’hui et lui enfant, lui à peine sorti de l’adolescence et lui maintenant. Et emprunts à tout ce qu’il a pu piocher à ces différentes époques, lui permettant d’avoir été ce qu’il fut et de devenir ce qu’il est. Pêle-mêle : vieux sons de synthétiseurs analogiques inspirés des dessins animés et documentaires animaliers circa ‘70s et ‘80s, éléments psytrance, électronica et électrodub, déconstruction et expérimentation. Le tout amalgamé, échantillonné, déstructuré, fragmenté et recomposé au travers du prisme des technologies d’aujourd’hui. Et de son savoir faire patiemment construit au fil du temps. Un genre de mise en abyme qui donne le tournis. Et qui fonctionne. Le disque n’est pas rattaché à une époque au détriment des autres, il ne sonne ni actuel, ni daté. Il sonne. Simplement. On reconnaît bien de-ci de-là des boucles de synthétiseurs qui résonnent avec des souvenirs d’enfance, des beats qui débarquent de recoins reculés du cortex que l’on avait fini par oublier et pourtant, cela ne fait naître aucune nostalgie. Le moteur se situe effectivement ailleurs. Une partie des sons fondateurs de l’esthétique à l’œuvre mais aussi d’autres plus frondeurs se retrouvent d’ailleurs dans le long mix réalisé spécialement pour la sortie de Retrofuture. Pas d’extraits de l’album ici (enfin, si, trois pour être précis et tous magnifiques) mais plutôt une présentation de tout ce qui a pu l’inspirer, ce qui est assez bien vu car à l’issue de l’écoute, même sans avoir entendu les moindres boucles ou motifs de Druc Drac, vous saurez exactement de quoi il retourne puisque tout cela se retrouve dans sa musique. Cette dernière n'est toutefois en rien un pompage éhonté, pas plus qu'un hommage ému : sa personnalité est bien trop forte pour tomber dans ce genre de travers. Le disque sortira aussi précisément le 03 avril, date de l’anniversaire de François de Roubaix, grande influence du disque. Une preuve supplémentaire que cette musique ne laisse rien au hasard. Et pourtant, si on sent très bien la réflexion qui la soutient, elle n'en reste pas moins joliment instinctive et spontanée.

Mais d’ailleurs, niveau musique, de quoi peut-il bien s’agir ? C’est un disque à la fois froid et chaleureux. Un manteau de neige d’un blanc immaculé qui recouvre un tapis basaltique de lave refroidie. Très aéré, extrêmement texturé, on accroche rapidement à la dentelle électronique qui concourt à la naissance de belles mélodies. À bien y regarder, les morceaux sont assez hachurés mais cela ne se fait jamais avec brutalité : une nappe abstraite rejointe par un vrombissement synthétique digne du Plastikman des débuts, des claviers cheap débarquant tout droit des premiers dessins animés japonais qui inondaient à l'époque les ondes hertziennes d'Antenne 2 confrontés à un soubassement bourdonnant plus actuel et ainsi de suite. De la même façon, chaque titre se présente comme un échantillon des influences de Druc Drac, il est aussi une suite d’échantillons de morceaux qui auraient pu, tout seuls, être complètement différents mais qui se retrouvent amalgamés dans une sorte de synthèse extrêmement bien pensée et d’une belle délicatesse. L’édifice laisse croire d’ailleurs à une grande fragilité, une sorte de château de cartes que le moindre courant d’air pourrait emporter ou une cathédrale en cristal très travaillée que le plus petit choc pourrait faire s’écrouler mais pour peu que l’on détaille l’architecture, on se rend bien compte que les fondations sont plutôt du genre solides. Le disque semble cultiver les contradictions : de prime abord, un joli papier peint sonore qui cache pourtant un parterre expérimental assez maousse ou des mélodies accrocheuses qui ne passeront pas l’hiver mais qui pourtant s’accrochent à la matière grise pour ne plus la quitter. Le vent synthétique très léger qui ouvre le disque est vite rejoint par des nappes plus sombres et pose d’emblée le décor : tout sera agréable mais rien ne sera simple. Ce n’est pas une sorte de recherche du temps perdu, aucune nostalgie ne se fait entendre, mais bien une collaboration entre un musicien et lui-même : on retrouve l’évidence de l’enfance mais aussi les chemins plus tortueux et impétueux de l’adolescence ainsi que les sempiternelles remises en question qui semblent bien définir l’âge adulte.

En suivant François Dumeaux sur le chemin qui relie Druc Drac à son enfance, on se surprend à tracer une ligne parallèle qui ressemble, et c’est assez déstabilisant, à la sienne. Comme s’il avait mis le doigt sur une sorte de déterminisme, comme si ses influences étaient aussi les nôtres, comme si nous étions lui et que, lui, était nous. On s’approprie son exploration, on la fait devenir sienne alors que lui se met à nu et dévoile son âme. Ce qui donne une sacrée densité à sa musique qui nous embrigade et qui résonne d'accents immédiatement familiers alors même qu’on la découvre. C’est un mouvement d’ailleurs assez inédit : habituellement, c’est en réécoutant un disque que l’on s’habitue à lui et que l’on finit par cerner ses moindres détails. Là, il s’agit du mouvement inverse : d’emblée, on à l’impression de très bien le connaître alors que toutes les écoutes suivantes nous éloignent de la connivence que l’on semblait partager avec lui. C'est qu'il faut, l'air de rien, un certain temps pour commencer à comprendre ce qui peut bien faire le charme de krysmopompas, galop synthétique que rien n'arrête à la météo cabossée, tantôt orageux lorsqu'il court le 100 mètres, tantôt ciel de traîne lorsqu'il développe des boucles aérées. Même chose du côté de téléfax qui le suit immédiatement et qui arpente, lui, la voie de l'apaisement. Plus loin, anuèit se construit par accumulation de petites touches successives sur la répétition qui le porte, des boucles biscornues à l'entame, un gazouillis électronique qui les rejoint comme des insectes numériques affolés se déplaçant sur l'ossature synthétique, puis du silence, le tout dessinant un relief mouvant sur plus de sept minutes. Le disque alterne ainsi entre morceaux longs et petits interludes de moins de deux minutes qui aèrent, si besoin était, son architecture déjà en soi bien ventilée. Pour ma part, j'avoue un faible pour lysergone, petit bréviaire (pour moi, hein, peut-être pas pour vous) qui reprend un peu tout ce que j'aime concernant les musiques électroniques. 

Premier long format sous l'alias de Druc Drac, premier coup de maître. Il faut dire que François Dumeaux n'est pas n'importe qui et ne débarque pas de nulle part. On avait déjà beaucoup aimé Urbatectures en 2011 en compagnie de Nebulo qui accompagnait idéalement la lecture de La Fièvre d'Urbicande de Schuiten & Peeters (une vraie gageure pour qui connaît la BD), beaucoup apprécié aussi sa version du Redkosh de Nebulo qui lui a d'ailleurs fait gagner (ex-aequo avec Vndl) le concours de remixes organisé par ce dernier (Hymen propose d'ailleurs ces jours-ci un EP gratuit comprenant le Redkosh original mais aussi cinq de ses déclinaisons issues de ce concours, dont celles de Druc Drac, Vndl, Shape2, Sonic Area et Syndrôm). Bref, on suivait Druc Drac de loin, toujours quelque part dans notre empan auditif. Et à l'écoute de Retrofuture, on comprend pourquoi. De la maîtrise, beaucoup, et des idées, énormément.

Inventif, appuyé, constant, varié.

Magnifique.

L'air de rien. Toujours l'air de rien. C'est bien ce qui impressionne.


leoluce