dimanche 24 mars 2013

Petrels - Onkalo


 Date de sortie : 22 mars 2013 | Label : Denovali Records

Le précédent et premier album de Petrels, Haeligewiele, résonne encore assez clairement dans nos souvenirs pour accueillir le petit nouveau, Onkalo, les bras grands ouverts. A sa sortie, il avait été difficile de résister à cette ambient-mais-pas-que extrêmement détaillée qui nous prenait par la main pour nous emmener directement au fond de l'océan, dans l'obscurité absolue et le froid le plus enveloppant. Que l'on se rassure, Onkalo propose plus ou moins le même voyage mais poursuit cette fois-ci une muse plus humaine, non moins troublante et inquiétante. Onkalo donc, du nom de ce projet finlandais schématisé sur la pochette, initié dans les années 70 visant à creuser dans le granit, à plusieurs centaines de mètres sous la terre, des kilomètres et des kilomètres de galeries pour y enfouir les déchets nucléaires de manière à ce qu'ils s'y consument au moins 100 000 ans à l'abri de toute forme de vie mais aussi des regards et des opinions contraires. Car lorsque les galeries seront pleines, aux environs de 2100, il est prévu de les sceller avec la ferme intention de ne surtout pas oublier de les oublier. Un projet qui suscite de l'inquiétude et des interrogations infinies (quid des générations futures, qu'en feront-elles ?) et offre un terreau parfait pour que puissent y pousser les drones tendus de Petrels. Plus que jamais, sa musique évoque les galeries souterraines de granit froid et gris, l'enfermement et aussi, très paradoxalement, l'antre de quelque chose de beaucoup plus doux et chaud, un cocon par exemple. Majestueuse, solennelle, souvent magnifique, son ambient enveloppe les synapses et le corps tout entier durant soixante-quatorze minutes au terme desquelles on a bien du mal à trouver la moindre porte de sortie. Car il y a de quoi y fureter un bout de temps, à tout détailler ou à se laisser porter par les ambiances majoritairement inquiètes, voire même à essayer de comprendre comment Oliver Barrett réussit à développer un si confortable inconfort.


On aime la valse des électrons au début du superbe Gulio's Throat mais l'on aime aussi les soixante secondes d'acouphène qui viennent mettre un terme aux vingt minutes de Characterisation Level et pourtant, les uns ensorcellent quand les autres indisposent. Mais on apprécie tout autant. Partout ailleurs, ce sont surtout les nappes et les cordes que l'on suit, à commencer par celles d'un Kindertransport final qui puise son inspiration dans le folklore européen et emprunte son nom à l'opération organisée par la Grande-Bretagne quelques mois avant la seconde guerre mondiale qui permit de placer près de 10 000 enfants principalement juifs d'Allemagne, d'Autriche ou de Tchécoslovaquie dans des familles d'accueil anglaises ou des pensions. Un hommage qui captive tout du long et qui sait surtout ne pas en faire trop là où un tel sujet pouvait faire craindre des cordes pleurnichardes qui imposent une émotion. Une émotion au contraire ici simplement suggérée. Un peu avant, le jeu rythmique et les cordes distordues des deux parties de Trim Tab auront, elles aussi, fait merveille dans un registre légèrement plus rustre. Et on aurait tôt fait de détailler tous les morceaux d’un disque dont on regrette parfois qu’il ne montre pas plus ses crocs. Toutefois, à son écoute, on sent bien à quel point tout ceci n’est pas qu’un simple ronronnement conventionnel et romantique, certes joli mais légèrement vain. Il se dégage une vraie force d’Onkalo car le projet, avant tout, a une âme et montre une belle subtilité que l’on a simplement un peu  peur de dénaturer avec des mots. On pouvait également craindre un pensum boursouflé à la lecture des titres qui le constituent mais là aussi, il n’en est rien. Point de départ de compositions qui arpentent les pistes d’une ambient synthétique et organique qui ne cherche pas à démontrer, les événements et situations dont elles s’inspirent sont livrés tels quels, bruts et sans préjugés ni parti pris, à l'auditeur d'y mettre ce qu'il pense.


Petrels poursuit la voie de la mise en sons d’émotions brutes, celles d'Oliver Barrett. Sa musique n’est qu’une traduction abstraite du monde qui l’entoure. Dès lors, malgré la gravité des sujets traités, pas de nappes désespérées, pas de visions sombres et jusqu’au-boutistes, pas de mise en garde donc, juste des interrogations, des sentiments contradictoires traduits en notes éparses, en textures variées et riches. Onkalo passe vite et n’ennuie jamais, il provoque également l'envie d'y revenir souvent, une envie pas toujours évidente à trouver dans les disques d’ambient. Sans doute parce Petrels œuvre dans autre chose de plus diffus que l'on a bien du mal à définir : de l'ambient certes mais aussi un soupçon de post-rock, des bribes de classique et d'électronique, des chœurs curieux, un peu de ci, des poussières de ça, des fragments de tout modelés précisément pour que surgissent un panel d'émotions qui accaparent toute l'attention. Belle musique qui n’a pas peur d’exposer un peu de matière grise de-ci de-là au cœur d’une architecture qui privilégie partout ailleurs le pouvoir évocateur des images mentales qu’elle suscite. Il ne s’agit pas que de ressentir, les thèmes sont ici utilisés pour donner un peu plus de substance aux scènes fugaces qui prennent corps derrière les yeux. C'est bien ça qui donne toute leur profondeur aux drones vaporeux sur lesquels s'érige chaque pièce, éloignant pour de bon la tentation du simple papier peint sonore, aussi joli soit-il. Onkalo n'est pas moins qu'une œuvre cohérente que l'on s'approprie sans difficulté et que l'on suit, bien content de traîner à ses côtés pour voir simplement où nous mènera l'errance : au cœur du granit, sous terre, plus tard dans une tentative de communication avec l'avenir, bien avant, partout, tout le temps.


Encore une fois, Petrels fait mouche. En s'inspirant du feu nucléaire, il revêt les atours les plus retors de la radioactivité : invisible, inodore, elle attaque pourtant en profondeur. 


Beau.




leoluce

dimanche 17 mars 2013

Merzbow / Gustafsson / Pándi - Cuts


Date de sortie : 4 mars 2013 | Label : RareNoiseRecords

En musique, comme dans bien d’autres domaines, il n’existe, à bien y regarder, que deux voies : quelque part et nulle part. Là où tout se complique, c’est quand la subjectivité s’en mêle. Peut-on imaginer plus subjectif que la musique ? Certains disques vont émouvoir quelques oreilles et dans le même temps en décevoir d’autres. D’autres encore ne seront perçus que comme de simples galettes de bruit quand certains y entendront de la musique. Après tout, qui a envie de s’envoyer le son d’un DC-10 au décollage à très fort volume ? Quel peut être l’intérêt de s’imposer ça ? Faut-il être masochiste pour supporter vingt minutes de chaos ininterrompu où l’on a bien du mal à reconnaître le moindre instrument ? Tout cela ne va nulle part et ne mène à rien. Eh bien, figurez-vous que si, tout cela va bel et bien quelque part. On ne sait trop où mais quelque part tout de même. Sans doute aux frontières les plus extrêmes de la musique, aux plus près de l’ultime point qui précède le bruit pur. Les sons issus de ma scie sauteuse ne me hérissent pas le poil comme Cuts peut le faire. Parce qu’il ne s’agit que de bruit sans âme quand Cuts propose de la musique. Qui se travestit en bruit, certes, mais on sent bien que derrière la robe de bure et de béton bat un cœur nucléaire.

C’est qu’avant même d’avoir entendu la moindre de ses notes, Cuts, sur le papier, promettait. Peut-on imaginer actuellement plus extrême que la rencontre de Merzbow, Pándi et Gustafsson ? Les murs de bruits électroniques désaxés d’où suinte une noise pure et paroxystique de l’un associés aux cathédrales rythmiques de l’autre, véritable métronome humain déchiquetant son kit par la seule force de ses baguettes dont on a souvent l’impression qu’elles sonnent comme des massues. Une batterie marteau-pilon montrant paradoxalement une grande finesse. Le tout confronté au souffle sauvage tout en estafilades conquérantes des saxophones sanguinaires et surchauffés de Mats Gustafsson que l’on ne présente plus. Sur le papier, oui, ça a déjà de la gueule mais ces promesses, qu’allaient-elles devenir une fois couchées sur le sillon ? Premier élément de réponse avec les dix-huit minutes de Evil Knives. Lines. Un titre qui semble reprendre les hostilités exactement là où Ducks : Live In NYC les avait laissées. Du Merzbow pur jus associé à une rythmique dantesque. 

Pourtant, il s'agissait d'un live et non d'un album enregistré en studio. Pourtant Mats Gustafsson n'y participait pas et maintenant, bien que présent, de ses saxophones, nulle trace au cœur du magma en fusion qui jaillit des enceintes à grand fracas. Dans le même temps, il faut bien se représenter ce qui en sort : une musique dense et variée qui ne montre aucune aération, toutes les fréquences étant occupées. Des vagues de bruit, des ondes presque, qui, après s’être frayé un chemin entre le marteau et l’enclume, rebondissent entre l’os occipital, le frontal et les deux pariétaux, le cerveau vrillé d’échardes soniques. Malgré tout, le jeu de Balázs Pándi subjugue, tout en roulements de toms et cassage de cymbales. Il en va de même pour la masse sonore indéterminée qui l’accompagne, les attaques synthétiques aiguës et sursaturées qui n’en oublient pas pour autant d’occuper les graves et qui finissent par ressembler à l’agonie d’un saxophone mais rien n’est moins sûr. Sans doute Mats Gustafsson prête-t-il main forte à l’électronique contondante de Masami Akita, mais on ne sait pas trop sous quelle forme. Quoi qu’il en soit, le chaos patiemment créé pendant ces longues minutes annonce la couleur : celle d’une musique protéiforme dont les variations prennent la forme de changements de temps, d’impulsions rythmiques se déformant lentement sous la houlette des fréquences vicelardes vrillant les tympans puis l’esprit et enfin la conscience. 

Il faut attendre The Fear Too. Invisible. pour se rapprocher, de loin toutefois, de quelque chose qui pourrait ressembler à du free jazz. Après une ouverture mêlant stylets aigus et ondes basses, le saxophone de Gustafsson, encore plus impétueux qu’à l’habitude, reprend le dessus dans un souffle contenu et complètement affolé. On dirait qu’il va se liquéfier au contact du mur complexe envoyé par Merzbow, mais bien soutenu par les fûts, il avance et avance encore, plie mais ne se rend pas, même piétiné et nié par les piqûres de bruit blanc qui le submergent. C’est impressionnant mais ça ne dure que sept minutes. Même combat du côté de Like Razor Blades In The Dark qui sonne exactement comme le score du court-métrage que la lecture de son titre fait immédiatement naître derrière les yeux. On ne le décrira pas plus avant. Six minutes. Impressionnantes là aussi. Autant dire que les poils se dressent et que les tripes s’emmêlent. C’est tout à la fois beau et sale, irrésistible et difficilement supportable, accueillant et strident. Et il faudra bien les vingt minutes de Like Me. Like You. pour nous emmener encore plus haut. 

Une transe malaisée et écorchée qui aurait tout aussi bien pu durer une heure de plus. Un manifeste. D’une intensité inouïe. Et les attaques de Merzbow sont en plus d'une densité incroyable, les notes de Gustafsson superbes et le tapis rythmique de Pándi, sans pitié. Tous trois s’approchent dans ces moments-là d’un Sun Ra qui aurait délaissé le cosmos pour puiser son inspiration dans les forces de la nature, quand celles-ci se déchaînent en catastrophes ramenant l'Homme à sa fragilité, à son insignifiance aussi. Tellurique, le titre évoque tour à tour un tsunami, les frottement de deux plaques continentales et un orage magnétique furieux. Encore une fois impressionnant. Et là, le trio montre qu’il va bien quelque part. Bien sûr, on trouvera toujours quelqu’un pour reprocher à Gustafsson d’œuvrer dans une violence gratuite ou d’expulser de ses saxophones une forme d’exaspération personnelle quand les pionniers du genre (Shepp, Ayler, Lloyd et tant d'autres qui inondaient les ‘60s et les ‘70s de leurs notes furibardes et de leurs visions sans concession) imprimaient leur révolte, leurs revendications, leur exaspération sociale dans leur jazz. Leurs stridences au diapason des remises en question initiées dans ces années-là. 

C'est sans doute vrai mais peu importe puisque l’exaspération de Gustafsson nous touche. Elle est peut-être détachée des événements qui l’entourent mais aussi plus abstraite, angoissée et, oserais-je, esthétique. Elle cherche à atteindre l’émotion pure. Plus ou moins, à bien y regarder, ce que recherche Merzbow lui aussi, poussant depuis ses débuts  l’auditeur à s’interroger sur ce qui est harmonieux ou ne l’est pas. Une recherche esthétique également mais qui n’a probablement pas les mêmes origines : qu’est-ce qui peut pousser les Japonais (Boredoms, Ruins, Otomo Yoshihide, ...) à être aussi extrêmes dans leur noise ? Le feu nucléaire à tel point traumatique inonderait-il leur musique encore aujourd'hui ? Enfin, Balázs Pándi tente de son côté de réunir, au sein-même de son style, jazz et metal, puissance et finesse, technique et liberté, caresses et attaques, plomb et or. Là aussi, encore une recherche esthétique. Cuts est donc avant tout l'expression d'un même but sous-tendu par des raisons différentes. Et tout cela se confronte au sein du trio qui offre à l’auditeur l’un des disques les plus extrémistes de 2013 qui ne vient pourtant que de commencer. Un disque extrémiste, c'est vrai mais surtout passionnant pour qui osera y exposer ses tympans. En-dessous de la chape de plomb hérissée d'une multitude d'objets contondants, derrière le mur impénétrable de bruits fulgurants s'élève une musique indomptable qui mêle très habilement harsh noise et free jazz. Un mariage qui en rebutera beaucoup malheureusement mais qui promet pourtant une expérience auditive et plus largement sensorielle dont personne ne sortira indemne.

Impressionnant tout autant qu'éprouvant.

En un mot : grand.

leoluce

RareNoiseRecords Jukebox

samedi 16 mars 2013

William Ryan Fritch - The Waiting Room OST


Sortie : 18 mars 2013 | Label : Lost Tribe Sound

Derrière son projet Vieo Abiungo, William Ryan Fritch avait habitué ses auditeurs à des envolées exigeantes, faites d’expérimentations ethniques et de jazz luxuriant. Son Thunder May Have Ruined The Moment, perle enfumée et succès critique, s’inscrit ainsi dans les meilleurs disques de l'année 2012. Membre également de Skyrider et du génial Tokyo Bloodworm, le multi-instrumentiste a publié sous son nom propre plusieurs albums sur le label Asthmatic Kitty. S’il est loin d’être à sa première composition pour des œuvres cinématographiques, la bande originale qu'il destine au documentaire de Pete Nicks fait l'effet d'une décharge de sublime. Comme lorsqu’il devient Vieo Abiungo, l'album est publié par les américains de Lost Tribe Sound, refuge notamment des délicats Part Timer, et maison résolument passionnante.

The Waiting Room est un documentaire sur le Highland Hospital d’Oakland, sur les patients, les proches, le personnel qui le parcourent. Sur cette salle d’attente qui représente elle-même un lieu de travail, un sas et une bulle d’inquiétude. N'ayant encore vu ce film, c’est à l' imagination qu'il faut se résoudre, elle-même portée par tout ce que la musique de Fritch a de suggestif. La question de l’adéquation entre le visuel et le sonore ne saura donc être abordée ici. Le parti pris d’aborder cette bande originale comme une œuvre en soi s’impose de lui-même, tant ces 12 morceaux capturent tout entier et s’appréhendent comme on le ferait d'un album.

A la première écoute, The Waiting Room OST glisse, comme quelque chose de très beau, sur lequel on n’a nulle prise. A la troisième, le disque est devenu un nid, une tanière exclusive et personnelle dans laquelle on se retire pour se gorger des paillettes de beauté pure que distille William Ryan Fritch. Exclusivement instrumentaux, foisonnant de cordes, de souffles et de lueurs grelottantes, les morceaux se déploient et avec eux des arrangements troublants de limpidité. Point de drones ni de fluides tribaux en ces lieux, le substrat est d’exception, l’œuvre apparaît comme à la fois bruissante et dépouillée, minutieuse et accessible. L’homme ne trahit pourtant pas son essence et les percussions et claps de The Cost, the Value of Health ne sont pas sans réveiller le spectre de Vieo Abiungo. Mais s’il y a un fait marquant à dégager de ce sublime exercice, il est à chercher dans la région de l’émotion. Nul besoin de se remémorer que ces titres soutiennent une illustration du système de santé américain et d’hommes et de femmes dépourvus d’assurance pour être frappé par la dimension humaine qui les habite. On peut d’ailleurs n’y penser qu’après, établissant avec un peu de lenteur ce lien logique.

Comme le fait probablement Nicks avec les personnes qu’il filme, Fritch peint le vivant par petites touches. Il serait simpliste de diviser l’objet en une palette de sentiments distincts, pourtant le compositeur dessine des aléas et invite l’auditeur à emprunter ces sinueux corridors, creusant l’incertitude, sculptant l’angoisse, le temps du silence entre deux notes de piano. C’est parfois le calme qui envahit les délicates manipulations instrumentales, parfois l’empathie ou la joie brusque. Jamais l’émotion ne semble univoque ou n’existe pour elle-même, c’est dans l’interaction et dans le sens que lui donne la personne qui la porte qu’elle s’exprime et tenaille. Et l’auditeur d’être terrassé par la noblesse d’un violoncelle, par les courbes virevoltantes d’une volée de notes cristallines.

Deux pièces, saillantes, pourraient être extraites de cet ensemble majestueux de bouts d’histoires. Sur Hold High You Head, la rencontre entre le canevas orchestral que brode le piano et la rythmique grave, hachée, concrète, donne le sentiment que l’univers sonore se duplique. La fraicheur de ces notes contrastant avec le tourbillon tourmenté qui prend possession du corps du morceau, il est difficile de ne pas connaître à son écoute une sorte de douce déchirure. Mais le diamant de ce disque, celui qui donne envie de hurler et vous éclate le cœur, est contenu dans les 3’21 minutes que dure It Moves With or Without You. L’attente, l’urgence, la cavalcade, la montée, le choc, coup de poing extatique. William Ryan Fritch est de ces compositeurs à vous imprégner l’âme.

Avec l’album craquelé de Graveyard Tapes qu’ils viennent également de sortir, Lost Tribe Sound s’impose comme un label fascinant. The Waiting Room OST, beau comme une évidence, est un grand disque de ce début d’année. Bouleversant.

Manolito


lundi 11 mars 2013

Pan Gu - Primeval Man Born Of The Cosmic Egg


Date de sortie : 23 mars 2013 | Label : Utech Records

Au commencement était un œuf. Au sein du sombre chaos délimité par sa coquille, Ciel et Terre étaient mélangés. On y trouvait également Pan Gu (ou Pangu, ou 盤古 pour les puristes) qui dormait profondément d’un sommeil de dix-huit mille ans. Quand ce dernier ouvrit les yeux, il ne vit que l’obscurité et, un brin taciturne, se mit en colère : dans un mouvement de rage, il brisa la paroi de l’œuf et libéra tout son contenu et donc, aussi, lui-même. Ciel et Terre apparurent mais de crainte que ces derniers ne se réunissent à nouveau, Pan Gu fit son Atlas et soutint le ciel, ses pieds fermement ancrés au sol. Et au fur et à mesure qu’il grandissait, Ciel et Terre grandissaient avec lui. Dix-huit mille ans passèrent à nouveau. Pan Gu, alors grand de quarante-cinq kilomètres, complètement épuisé (on le serait à moins après ce genre d’effort) mourut et son corps se métamorphosa : la lune pour l’œil droit, le soleil pour le gauche quand sa barbe et ses cheveux donnèrent les étoiles et le reste de son corps tout un tas d’autres trucs à côté desquels nous vivons aujourd’hui. Une belle légende chinoise pour un beau disque qui réunit, un peu comme l’œuf originel, deux choses apparemment aussi antinomiques que le Ciel et la Terre : la délicatesse et l’intransigeance.

Le côté inflexible de Pan Gu est apporté par Lasse Maraugh, bien connu des amateurs(trices) d’Utech et plus largement des amoureux(euses) de noise. Pour ma part, j’ai découvert les travaux du bonhomme lors de l’achat du premier Ural Umbo en 2010 qui était arrivé dans ma boîte aux lettres accompagné de Beauty Without Mercy, histoire de fêter dignement les cinq années du label. Une seule et longue pièce expérimentale de vingt minutes gorgée à la fois de doom et de drone - emballée sous une pochette des plus intrigantes qui plus est - qui m’avait immédiatement convaincu de suivre la piste semée d’embûches de la discographie pléthorique de Marhaug. Un stakhanoviste du bruit déviant tout aussi terrifiant que passionnant, quelque chose comme un Merzbow scandinave, infatigable artisan d’une musique volontiers bruitiste dont il a défini les contours sur plus de deux cents enregistrements qu’il en soit le seul artisan ou en collaboration. Le côté délicat de Pan Gu provient, lui, de Leslie Low que je découvre aujourd’hui à la faveur de ce projet. Dès lors, le concernant, je ne sais pas grand chose, tout au plus qu’il fut membre d’Humpback Oak, groupe indie rock de Singapour aujourd’hui disparu et qu'il évolue maintenant au sein de The Observatory, toujours de Singapour mais dans une veine plus space rock et progressive malaxant électronica et rêveries ambient. Il a également sorti quelques disques sous son propre nom. Toutefois, pour se faire une idée des travaux de Leslie Low, un seul détour par son site devrait suffire. Pour ma part, je m‘y suis baladé puis perdu quelques temps, totalement fasciné par les images mouvantes étroitement mêlées à la musique que l'on y trouvait.

Primeval Man Born Of The Cosmic Egg sonne exactement comme ce que la fission entre la noise de l’un et l’apaisement, la solennité de l’autre, entre les bruits synthétiques et tordus de Lasse Marhaug et les harmonies profondes et célestes de Leslie Low promettait. Une sorte d’ambient extrêmement douce dans ses contours et disloquée dans ses fondations, vrillée d’attaques harsh noise distordues et fracassantes. Un disque où l’on se perd, la tête dans les étoiles et les tripes plombées, rappelant de loin RM74, tout aussi sale et tout aussi beau. Une musique tendue qui happe dès les premières secondes et ne relâche son étreinte qu’à l’extrême fin de ses six titres et même, finalement, bien après. Cette façon de déchirer la mélodie et de l’éparpiller en milliers de fragments célestes, c’est vraiment la marque de fabrique du duo : il en va ainsi de la fin de Silver Needle, Little Dragon, superbe morceau aux boucles ensorceleuses défigurées sur ses vingt dernières secondes par un flot de particules bourdonnantes voilant la mélodie et c’est encore le cas sur le suivant, Fleas Were The Ancestors Of Mankind, plus typiquement marhaugien dans son développement strictement noise mais montrant une profondeur de champ et une maîtrise de l’espace impressionnantes sans nul doute apportées par Leslie Low. D’ailleurs, le disque paraît presque symétrique, un titre sur deux mettant en avant des mélodies fragiles grêlées de sons distordus quand les autres s’appuient sur des bruits torturés parcourus d’un souffle apaisé. Vraiment, une musique qui tend à rejoindre les deux extrémités du spectre acoustique et se tenant de fait exactement au milieu : Pan Gu refuse de choisir entre bruit et musique, Pan Gu sera donc les deux. 

Un morceau comme Elixir Of Death le montre bien : à la base, un grésillement parsemé de météores aigus zébrant la nuit noire de leurs trajectoires incandescentes, quelques notes froides et retenues issues d’une guitare déformée qui enflent peu à peu, grondent, des nappes de drone les accompagnant, passant progressivement au premier plan alors que les cordes se taisent puis reviennent comme le ressac. Puis vient la voix de Low, elle aussi déformée, en renfort de la mélodie. C’est beau, c’est long, c’est magnifique et l’on reste captif du morceau alors que tout se superpose jusqu’à tout occuper, l’espace et le temps. Et il ne s’agit là que d’improvisation menée sans autre but que de voir où la confrontation de l'âpreté électronique de Lasse Marhaug aux boucles modelées de Leslie Low conduisait. Primeval Man Born Of The Cosmic Egg scelle sur bandes ce qui n'est après tout que leur deuxième rencontre après une première performance à Singapour. Quand on sait cela, alors que déjà le disque époustoufle, on ne peut qu'être sidéré. Les deux musiciens tracent en seulement six titres les frontières d'une ambient ambitieuse, tout aussi malaisée qu'accueillante, ardue qu'accessible, déstructurée que bien construite dont vous pouvez découvrir la froide beauté ci-dessous. Que pouvions-nous attendre d'autre d'une sortie estampillée Utech ?

Sous leurs magnifiques atours, ces six titres cachent une multitude de lames de rasoir. Vous étiez prévenus. 

leoluce


mardi 5 mars 2013

Marteau Rouge - Noir


Date de sortie : octobre 2012 | Label : Gaffer Records
 
Concernant celui-ci, nous sommes très (trop) en retard. Il date de 2012. Personnellement, je l’apprivoise depuis quelques semaines, ce qui n’est sans doute pas suffisant mais dans le même temps, son premier passage sur la platine a été corrélé à l’envie d’écrire quelques lignes. Pour expliquer pourquoi il faut l’écouter, en quoi il se démarque de l’ordinaire, comment il s’y prend pour se maintenir bien droit alors qu’un tel vent l’habite. Découvert à l’occasion du fantastique Live où le groupe croisait le fer avec Evan Parker, c’est-à-dire sur le très tard (bien que Noir ne soit, après tout, que leur premier album studio alors que le trio existe depuis 1992), Marteau Rouge m’a toujours, depuis, intrigué. Leur nom résonne et frappe fort et alors que l’on s’attend à une musique martelée, percussive aux impacts puissants et répétés, on est surpris par le silence qui l’habite. Pas de sang sur ce marteau. À la place, un fluide bien plus abstrait, moins épais, moins visqueux mais avec ce même goût de fer. Quelque chose de tout aussi vital.

Il s’agit avant tout d’improvisation où les musiciens se confrontent, jouent au chat et à la souris, avancent à pas feutrés et parfois aussi se percutent. Il y a déjà de quoi écrire beaucoup sur les apports de chacun : la guitare au vocabulaire singulier de Jean-François Pauvros. Il peut lui faire ce qu’il veut, arracher ses cordes, les griffer, leur balancer des pains ou les caresser, ce qu’il crée est en permanence miraculeux. Chaque note invite au replis sur soi, chaque son conduit à l’intérieur de la tête. Il en va de même pour tous les bruits issus de l’arsenal synthétique de Jean-Marc Foussat : lignes incongrues, nappes abstraites, field recordings issus du quotidien, silence tendu ou apaisé, borborygmes, hennissements. On comprend vite pourquoi il a collaboré avec des musiciens comme Fred Frith, Robert Wyatt ou Steve Lacy. Tout ce qui sort de ses machines, tout de suite se mélange au spectre sonore laissé vaquant par les griffures de Pauvros. Et lorsqu’on se dit qu’il reste bien peu de place pour Makoto Sato, le moindre coup de baguette met le doigt sur les zones d’absence créées par ses deux acolytes. Un touché à la fois fin et robuste. Typiquement jazz  là où Pauvros et Foussat se montrent sans doute plus typiquement atypiques.

Tout cela mis bout à bout contribue à définir Marteau Rouge. Une musique pointilliste et pointilleuse qui se construit par petites touches successives et qui frappe autant dans ses détails que dans son ensemble. Une écoute minutieuse permet d’entendre comment tout cela s’amalgame, comment chaque instrument rentre dans les autres. Une écoute plus distraite dévoile le dessein et les deux sidèrent en permanence. La musique de Marteau Rouge est tout à la fois fragile et solide. Au premier morceau, on saisit les sons à la volée, au moment où ils sont émis parce qu’il faut bien se raccrocher à quelque chose et que le silence intrigue. Incapable de savoir à l'issue d'une seconde là où nous amènera la suivante, incapable de saisir le tout, on s’attarde sur l’ossature. Au second morceau, déjà un peu moins surpris, on laisse le cerveau combler les vides mais la vision d’ensemble reste tout de même parcellaire. On extrapole, on se projette mais on est, de toute façon, à côté. Sur les suivants, c’est plus ou moins la même chose car Marteau Rouge ne se laisse pas facilement apprivoiser.

Non pas qu’il soit abscons et à tel point complexe qu’il laisse l’auditeur sur le bord de la route mais bien plutôt parce que ce dernier, pour entrer dans le disque, doit accepter de s’y abandonner complètement. Inutile d’analyser, de faire appel à des références qui permettraient de jalonner l’écoute quand il n’y a en fait qu’une seule chose à faire : se laisser porter, ne pas lutter, laisser le Marteau Rouge couler en soi et partir avec lui à l’aventure. Laisser son jazz improvisé et singulier s’insinuer et faire sens. Créant une véritable atmosphère, un canevas de textures où s’entrechoquent électronique, guitare et percussions : une nappe sombre zébrée d'un charivari de peau et de cymbales où s’ébrouent quelques arpèges de guitare, quelque chose qui reste au plus près du sol ou au contraire qui vise les cimes… Le corps tout entier suspendu au moindre mouvement. Impossible de décrire les morceaux parce qu’on ne saurait mettre en mot une musique en mutation perpétuelle. Pas d’ennui ici, pas de démonstration vaine, pas de masturbation technique mais l’envie d’en découdre et de jouer ensemble.

Marteau Rouge… Personnellement, je me demandais où était passé la faucille mais à l’issue de l’écoute et après avoir réécouté leur collaboration avec Evan Parker, finalement, tout s’est clarifié : le trio n’est pas révolutionnaire, il n’agit pas en réaction à quelque chose. En revanche, il se fiche des stéréotypes et des figures imposées et c’est bien en cela que sa musique est unique. Un grand coup de marteau dans les conventions. Quand on l’écoute, ce qui frappe le plus au final, et que l’on retient, c’est avant tout sa grande liberté. Celle qui lui permet de construire un mouvement comme Entre… à partir des doigts Jean-François Pauvros glissant sur les cordes pour les faire miauler puis crisser et pour finir, sonner comme un violon. La batterie accompagne cette métamorphose, d’abord délicate, presque muette, gagnant peu à peu en sauvagerie. Makoto Sato giflant ses cymbales, les déchiquetant tout en gardant sa délicatesse alors qu’un grand fracas d’ondes nocives issus des fils emmêlés, de la jungle de boutons et de curseurs de Jean-Marc Foussat enveloppent le tout. Une tension triangulaire. Un mouvement d’animal qui se réveille pour partir en chasse. Un mouvement qui permet de saisir toute la félinité du trio. Et toute sa liberté.

Tous les autres sont exactement pareils (mention spéciale à l'implosif Noir qui achève le disque et lui donne son titre) : eau qui dort ou mer déchaînée, peu importe, le courant nous emporte.


leoluce