lundi 30 juillet 2012

Delphine Dora - A Stream Of Consciousness


Date de sortie : 02 juillet 2012 | Label : Siren Wire Editions

Deux mains, un seul instrument. Un disque tout aussi contemplatif qu'urgent. À la fois minimaliste et foisonnant. Aride, pelé et sec. Minéral et instrumental. De prime abord A Stream Of Consciousness revêt un masque de rigueur, roide et bien peu avenant. On n'y entend que du piano, quatorze morceaux durant. Pas une voix ou quoi que ce soit d'autre. Un piano. Seul. Un piano et rien que lui. Quelque chose comme une âme sans son chien. La dernière fois qu'on a tenté un truc équivalent, c'était avec A New Way To Pay Old Debts (puis tous ses successeurs) et encore, on triche parce qu'au moins Bill Orcutt balançait de temps en temps quelques borborygmes et quelques pains à sa guitare, des poussières de fioritures dans une mer majoritairement asséchée. Mais il s'agissait bien là aussi du disque d'un seul instrument, sans le moindre effet ni la moindre altération concernant ce qui pouvait bien en sortir. En revanche, la comparaison s'arrêtera là car tout en explorant le même paradigme, on ne peut pas trouver plus éloigné musicalement que le blues sauvage et déglingué de Bill Orcutt et le post-minimalisme enveloppant de Delphine Dora. Quelques points communs certes, cette façon de rentrer dans le vif du sujet sans attendre, cette impression d'entendre cohabiter un bon milliard de notes dans la même seconde mais c'est bien tout. Car A Stream Of Consciousness n'est pas le disque d'une seul émotion ou d'une seule atmosphère et tout au long de ces quatorze plages, il se passe une multitude de choses.

On pouvait craindre énormément d'une telle formule puriste et jusqu'au-boutiste, craindre l'ennui ou l'indifférence, craindre également de rester sur le bord du chemin sans réussir à rentrer complètement dans le disque mais il n'en est rien. On suit les circonvolutions des pédales et des marteaux effleurant ou fracassant les cordes d'abord avec étonnement puis avec fascination. Les entrelacs qu'ils dessinent, les ondulations ou les remous qu'ils provoquent à la surface de morceaux majoritairement limpides enferment les synapses dans un canevas qu'il est bien difficile de détailler. Disque mouvant, disque en mouvement, A Stream Of Consciousness finit par effacer tous les repères et on a tôt fait de s'y perdre complètement, les motifs se succèdent sans qu'il soit facile d'en identifier le début ou la fin, se répètent et changent énormément mais par petites variations régulières et progressives. Tantôt calme, tantôt turbulent, le flux de notes tintinnabule vers une destination que Delphine Dora est bien la seule à connaître et on la suit les yeux fermés. Et peut-être qu'elle même ne sait pas très bien vers quoi elle nous emmène, découvrant le dessein au fur et à mesure qu'il sort de ses doigts en vagues ininterrompues mais qu'importe, lorsque l'on se retourne à la toute fin pour scruter le chemin parcouru, on ne peut qu'être soufflé par l'architecture ainsi dévoilée et son relief cabossé. Qu'ils soient simples clapotis ou martellements rugissants, ces agrégats de notes captivent insidieusement.

Depuis An Ode To Infinity en ouverture, tendu et habité jusqu'à ce Fragments Of Dreams Are Only Echos Of Memories en négatif, contemplatif et solennel, de If We... qui balancent ses notes entre descente et montée le long d'un col escarpé jusqu'aux sept minutes d'une Conclusion qui porte si bien son nom, le disque n'a cessé d'hésiter entre tension et apaisement. Et puis A Stream Of Consciousness n'en fait jamais trop, préfère largement suggérer quand il était si facile, avec un tel parti pris, de démontrer. Aux couleurs criardes et aux contours repassés au feutre noir, Delphine Dora privilégie le monochrome et l'effacement : les mouvements vont et viennent, apparaissent et s'estompent dans un souffle, on remarque souvent leur présence parce qu'ils ne sont plus là. Forcément expérimental, un brin atonal et/ou avant-gardiste mais tout le temps accueillant, l'album provoque ainsi nombre d'émotions et même s'il arrive que l'on soit moins convaincu au détour d'un morceau (personnellement, Obsessions me laisse de marbre), il y a matière à explorer longtemps. Alors que l'on découvrait Delphine Dora en compagnie d'Half Asleep en début d'année le temps d'un You're Not Mad, You're Just Lonely où les voix mêlées de l'une et de l'autre dessinaient les contours de proto-morceaux pop, taillés à la serpe et franchement singuliers, A Stream Of Consciousness est bien l'album que l'on attendait. Sans sa voix mais tout aussi étrange. La pochette la montre courant sur l'herbe bleue dans un mouvement dont on a bien du mal à déterminer s'il s'agit d'une fuite ou d'une course en avant. Elle représente parfaitement un disque dont on saisit le mouvement mais que l'on n'interprète pas.

Dès lors, que vous soyez réfractaire au piano ou au tout instrumental, surtout ne fuyez pas ! Quand le minimalisme se fait si foisonnant, quand ce type de végétation luxuriante naît d'un tel caillou pelé, quand il devient possible de donner plus alors que l'on part de tellement moins, il faut clouer ses stéréotypes au pilori et écouter. L'évidence ne viendra peut-être pas à la première écoute mais elle viendra. Elle s'installera au détour d'un motif ou d'un autre, d'un train de notes qui frôle le calme mais ne l'atteint jamais ou d'un mouvement furibard patiemment martelé. Elle apparaitra là, quelque part, au cœur même de l'abstraction ou lorsque vous arpenterez l'un des multiples versants impressionnistes d'un disque qui au départ, rappelons-le, n'a pas grand chose pour lui. Ce piano qui prend la main pour ne plus la lâcher. Ces vignettes contrastées au sein desquelles les notes se meuvent comme des insectes affolés. Torrent fou, simple rivière et pour finir, gouttes de pluie. Tout cela n'appelle qu'une seule chose : écouter, surtout ne pas analyser, laisser la musique couler à l'intérieur de soi et partir en errance à ses côtés. A Stream Of Consciousness est ce genre de disque qui vous le rendra au centuple.

Jamais joli mais très souvent beau.
 leoluce



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