dimanche 26 février 2012

House Of Low Culture - Poisoned Soil


Date de sortie : 3 janvier 2012 | Label : Sub Rosa

Deux titres de quinze minutes chacun, un titre de vingt. Des chœurs élégiaques et habités, mystiques même, des nappes aiguës, parasitées, d’autres profondes, des frottements indéterminés qui rappellent de loin l’orage qui gronde, des notes parcimonieuses et ténues qui déroulent une mélodie bien évidemment contemplative étant donné l’extrême lenteur de l’ensemble et puis cette voix étouffée, trafiquée et menaçante. Ces moments paroxystiques où tous les bruits se confrontent et ceux où au contraire ne subsistent que les cordes d’une guitare ou le filet d’une voix dans une dynamique absolument imprévisible. Comme si rien n’était construit et dans le même temps, tout était écrit : difficile de ne pas voir une part d’improvisation là-dedans. Pourtant, il faut bien avouer que la dynamique des morceaux est tellement juste, tombe tellement bien, qu’elle ne peut-être que le fruit d’une réflexion importante. Bref, Poisoned Soil, c’est un petit peu tout et son contraire. À la fois extrêmement aride – absolument rien là-dedans ne permettra à l’auditeur de trouver ses marques et rien ne le caressera dans le sens du poil – et luxuriant – on y trouve une telle profusion de détails qu’il y a de quoi explorer longtemps. On a l’impression d’avoir déjà entendu cela mille fois mais, on en est absolument certain, jamais de cette façon-là.

Comme bien souvent avec la musique drone, les repères s’effacent. Quand le morceau a-t-il débuté ? Il y a une minute ? Quinze plutôt ? Ce que l’on sait, c’est que tout cela passe extrêmement vite et que les multiples changements de direction font que ne s’y ennuie jamais. Un bon milliard d’idées au creux de chaque pièce, des directions tout aussi nombreuses. Mais dans la cohérence. On ne peut pas confondre un titre avec un autre et dans le même temps, on ne sait pas quand on passe de l’un à l’autre. On y entend des bouts de Master Musicians Of Bukkake dans la mystique, des poussières d’Isis dans la dynamique, des fragments de Sunn O))) dans l'intensité, voire du Earth et du Failing Lights dans la lenteur fureteuse et même des chants grégoriens, le tout avec ce spleen superbe, communicatif et paradoxalement très accueillant. On pourra toujours dire que cette musique est avant tout cérébrale, abstraite et minutieuse, que son côté caillou pelé ne parlera à personne en dehors de ceux qui en sont à l'origine, mais non, aucun risque de ce côté-là : oui, effectivement cette musique est cérébrale mais aussi, et avant tout, instinctive et sauvage ! Comme si l’animal qui sommeille en nous était analysé pour mieux le faire hurler… C’est assez curieux, ce mélange des genres, cet effacement consciencieux des frontières : les tripes dans la tête, les neurones dans le ventre. Cette impression enfin d’une bande-son primitive extrêmement pensée. À ce petit jeu-là, Aaron Turner n’est pas le plus malhabile, son disque est même une réussite totale. 

Accompagné de sa compagne, Faith Coloccia (plus connue pour son projet Mamiffer) et de B.R.A.D. (Asva, Burning Witch ou encore Master Musicians Of Bukkake, tiens, tiens !) aux percussions, le trio avance à l’instinct et délivre une musique minérale jouée près de l’os. On y trouve des moments très cinématographiques, comme les premières secondes d’Inappropiate Body par exemple et son fourmillement de cordes, comme si le titre racontait les aventures d’un insecte se baladant sur les os d’un cadavre, ce genre. Car oui, les pensées sont plutôt noires, l’atmosphère loin d’être solaire, elle fait plutôt écho à ce qu’il se passe sous terre, à ce que l’on ne voit pas mais que l’on devine, elle suinte l’inquiétude, la paranoïa, l'angoisse et tout un tas d'autres sentiments malaisés mais n'est pas pour autant destinée qu'aux dépressifs de tout poil. Comme on peut aussi être happé par un film de Murnau sans avoir la moindre envie de se complaire dans ses idées noires mais parce que la force des images nous touche simplement. C’est un peu ce qu’il se passe ici : les chœurs presque liturgiques de House Of Low Culture restent saisissants et nul n’est besoin d’être porté sur la musique médiévale ou les chants grégoriens pour pouvoir les apprécier, les changements de directions multiples font sens alors qu’on peut aussi aimer les constructions plus classiques. Le disque n’est pas destiné qu’aux initiés qui seraient les seuls susceptibles de « comprendre ». D’abord, parce qu’il n’y a sans doute rien à comprendre et ensuite parce qu’avec un peu de curiosité, on peut très bien s’accaparer Poisoned Soil, les ambiances qu’il offre étant suffisamment magnétiques pour que chacun y trouve son compte.
 
Bien évidemment, cette musique-là est à mille lieues de celle d’Isis. Beaucoup moins massive ou arrachée, bien plus attachée aux silences, on y retrouve toutefois en creux la même architecture, le calme qui précède la tempête mais avec une dynamique étirée jusqu’à l’extrême limite, un mille-feuille d’émotions pourvues par ces bandes trafiquées, la nature en arrière-plan, la roche sous-jacente. Et sans une once de gras. On y trouvera certainement quelques longueurs aussi mais dans le même temps, l’ensemble est à tel point sincère et cohérent que ces petites réserves s’effacent vite devant sa majesté. Depuis ses débuts en 2000 avec Submarine Immersion Techniques Vol. 1, l’entité House Of Low Culture n’a cessé d’évoluer au gré des rencontres et des participants, enrichissant petit à petit sa palette musicale et son répertoire d’émotions tout en restant un laboratoire annexe dans l’ombre d’Isis. Maintenant que ce dernier n’est plus, il y a fort à parier qu’Aaron Turner pousse son projet sur le devant de la scène et s’il continue à sortir des albums de cette trempe, on ne peut que lui en savoir gré. L'expérimentation glaciale et hypnotique, minérale et habitée d'House Of Low Culture ne demande qu'à être explorée, plongez-y sans tarder.

leoluce

Aidan Baker - The Spectrum Of Distraction


Date de sortie : 20 January 2012 | Label : Robotic Empire

Ce ne sera sans doute une surprise pour personne que de retrouver aussi régulièrement que possible dans ces pages le stakhanoviste de Toronto, tant sa productivité quasi décourageante se prévaut depuis dix ans d'une ambition créative tout aussi singulière. Jamais vraiment où on l'attend malgré une image de doomeux aux cheveux gras qui lui colle à la peau depuis le succès dans les caves du monde entier des premiers opus de son duo Nadja, on l'aura ainsi vu passer ces dernières années des impros tribal-ambient ésotériques du trio ARC qu'il forme avec son homonyme et fidèle batteur Richard Baker et le percussionniste Christopher Kukiel, aux évocations drone-folk cafardeuses d'Infinite Light Ltd. en association avec Mathew Sweet (Boduf Songs) et Nathan Amundson (Rivulets), sans oublier cette multitude de split albums et collaborations avec des cadors du soundscaping versant contemplatif ou ténébreux (on citera en vrac Noveller, Thisquietarmy, Tim Hecker ou Fear Falls Burning) ni bien entendu ses propres travaux en solo, qu'il s'agisse de majestueuses méditations guitaristiques, d'excavations drone-metal anxiogènes ou de collages free noise, pour faire court (dernier en date pour ce mois de février, un certain Variations On A Loop recommandé ici).

Et pourtant, si l'on a beau s'attendre à tout de la part du Canadien, The Spectrum Of Distraction n'en demeure pas moins bluffant. D'abord par son format peu commun que seul un allumé de l'impro analogique tel qu'Oval peut s'enorgueillir d'avoir exploré avant lui : 98 titres (dont un seul absent du Bandcamp en bas de chronique) pour autant de jams aux velléités atmosphériques étonnamment bridées, d'une durée allant de 3 secondes à 7 minutes sur près de deux heures de musique. Ensuite par ses thèmes, ouvertement fantastiques comme en attestent la pochette illustrée par l'auteur de comics anglais Matt Smith dans un esprit digne des serials adolescents des années 80, ou plus significativement les titres des différentes séries d'instrumentaux qui semblent subdiviser l'album en autant de chapitres successifs.

Autant dire que choisir le bon bout pour chroniquer un tel OVNI relève de la gageure. Que faire alors ? Tenter une écoute aléatoire comme conseillé par le musicien malgré une construction semble-t-il très élaborée sur la version double CD ? Avancer quelques comparaisons forcément réductrices, avec Oval donc et son gargantuesque O aux humeurs lunatiques, Frank Zappa dont le concept de xénochronie aurait vraisemblablement inspiré l'album dans ses infinies possibilités de ruptures et autres contrepieds offertes par le mode shuffle, ou pourquoi pas l'éponyme de Naked City pour cette profusion d'influences et de directions qui fait que l'on se sait jamais vraiment où l'on va, ni même où l'on est ? Ou peut-être passer au crible l'apport des 17 batteurs invités - oui 17, pas un de moins, en plus d'Aidan Baker lui-même - dont les singularités de jeu participent pleinement de cet éclatement rythmique ?

On pourrait ainsi renvoyer dos à dos l'urgence électrique et jazzy des War With The Evil Power Master cadencés par les frappes sèches de Phil Petrocelli (Great Falls, Black Noise Cannon) et le psychédélisme éthéré de You Are MicroscopicSimon Scott, ex Slowdive aujourd'hui soundscaper affirmé chez Miasmah, joue sur du velours dans un océan de réverb ; les étranges variations minimalistes au groove abstrait des How I Became A Freak sous l'impulsion décalée de David Dunnett (Man Meets Bear, Ça Va Mal) et le chaos liquide de Stranded! ou Captive! caressés par les baguettes agiles de Brandon Miguel Valdivia (Picastro) ; la mélancolie feutrée des Silver Wings effleurés par les marteaux légers de Thor Harris (Swans, Shearwater) et le drone-rock incandescent de Beyond The Great Wall dans la mouvance hypnotique du récent projet Necessary de son batteur Ted Parsons (Godflesh, Jesu) ; le heavy metal sursaturé de The Cave Of Time matraqué par Geoff Summers de Batillus et le mysticisme astral de Space & Beyond envoûté par le sorcier Richard Baker, encore lui ; ou encore les brèves incursions dub ou drum'n'bass des bien-nommés Dream Trips et la longue progression rampante d'un Planet Eater rythmé sur 7 minutes (un record, donc) par les séquences métronomiques de Bruno Dorella (OvO, Ronin).

Difficile à ce train-là, vous l'aurez compris, de retenir en l'espace de quelques écoutes un passage plutôt qu'un autre, mais il faut bien avouer que l'on s'est tout particulièrement intéressé malgré leur fugacité aux interventions de Steven Hess, batteur d'Ural Umbo ou Locrian et lui-même droneux émérite au sein de On, notamment sur Prisoner Of The Ant People (mais il remettra ça avec le flippant diptyque Through The Black Hole sur le second CD). Un titre qui du haut de sa minute quarante s'inscrit dans la durée moyenne des pistes de l'album et dont les percussions grouillantes et inquiétantes, au diapason des drones de guitare doomesques déroulés par Baker, révèlent entre The Antimatter Formula, suite massive assénée par Mac McNeilly (The Jesus Lizard), et les fulgurances sludge en liberté des You Are A Monster expédiés par le Canadien lui-même, toute l'ambivalence dont peut s’avérer capable ce monstre de Frankenstein fait disque, mastérisé avec tout l'amour de la texture brute qu'on lui connaît par James Plotkin (Khanate). Un album que l'on vous conseille pour notre part d'écouter d'une traite et dans l'ordre, afin de malmener vos oreilles et de titiller votre imagination avec tout le respect qui leur est dû.

Rabbit



vendredi 24 février 2012

Pendulum Nisum - s/t



Date de sortie : 31 janvier 2012 | Label : Hinterzimmer

Pendulum Nisum, voilà un nom plutôt connoté ! À l’entendre et à le prononcer, on s’attend d'emblée à un disque de black metal ou quelque chose d’approchant en tout cas. Et on n’a pas tout à fait tort. Et en même temps, on se trompe complètement. C’est que tout là-dedans est complètement froid, hermétique, excessivement noir. Et sale aussi. Enfin, peut-être pas tout mais il arrive que les notes s’épaississent et que la distorsion déborde des enceintes pour s’échouer à nos pieds. On a même parfois l’impression d’un flot continu de bruits habités qui viennent inonder la pièce dans laquelle on se trouve, jusqu’à la remplir complètement, avec nous dedans. Dire que la petite musique que ce disque nous donne à entendre est du genre immersive est un doux euphémisme, elle est même bien plus que ça : écouter Pendulum Nisum, c’est en faire partie. La musique nous habite et on l’habite à notre tour, dans un va-et-vient continu et singulier. 

Une véritable expérience que l’on doit en grande partie à la multitude de bruits naturels qui parsèment ces huit morceaux : un orage qui gronde, la scansion de l’eau de pluie, son clapotis quand elle s'accumule et rejoint ses lignes de fuite, les râles lointains d’une ville. Bruits parfaitement intégrés à la musique qui les entoure, parfois point de départ d’un morceau, parfois achoppement qui rehausse un mouvement. Et puis il y aussi toute la partie instrumentale. Elle est ahurissante. Cor, synthétiseur, guitare, violoncelle, verres tintinnabulants, piano, orgue, voix déformées, bribes électroacoustiques, carillons majestueux, effets électroniques divers et cordes variées, field recordings hantés et menaçants partout, le tout empilé en strates dont il suffit, comme un géologue, de détailler l’agencement pour revenir à la couche originelle, celle sur laquelle toutes les autres s’agglomèrent. Et cette première épaisseur, surprise, n’est pas la terreur pure même si l’on a de prime abord l’impression d’écouter la bande-son d’un cauchemar particulièrement intense, du genre qui réveille en pleine nuit et éloigne de l’apaisement pour un bout de temps. 

Non, bizarrement, le terreau de tous ces morceaux est avant tout une profonde mélancolie. L’élégant piano qui rythme Infernal Council le montre bien, et il a beau disparaître sous les effets électroniques glaçants, les nappes déformées particulièrement inquiétantes et ces chœurs étranges qui le sont tout autant, les notes qu’il égrène avec lenteur empêchent la noirceur de s’installer complètement. Même chose du côté d'In A Slow Spiral Up dont l’entame est plutôt solaire. Le message est inquiétant mais n'a pas pour but de mettre mal à l'aise et les quelques aérations qui percent l'armure anthracite des morceaux permettent de reprendre de temps à autre son souffle. Majoritairement hermétique mais pas complètement. Bref, dans son propos, la musique de Pendulum Nisum porte quelques oripeaux typiques du black mais dans son exécution, il s’agit plutôt d’ambient sombre aux accents drone prononcés. Elle trace un segment reliant Xasthur et Christian Fennesz, ou quelque chose dans ce goût-là.

Mais peut-être est-il temps de faire les présentations. Contrairement à ce que l’on pourrait penser à l’écoute d’un titre comme Second Deluge par exemple, où l’accumulation de détails et la profondeur instrumentale sont telles que l'on pense être en présence d'un grand orchestre franchement flippé dont tous les musiciens seraient schizophrènes, ils ne sont en fait que deux pour bâtir de telles ambiances. Les fields recordings et une bonne partie des effets électroniques ainsi que la corne de brume sont essentiellement dus à Mike Reber, membre d’Herpes Ö DeLuxe, formation portée sur le sombre et l'amplifié dont le dernier album en date, Ember, était sorti en 2010 sur Hinterzimmer, le label de Reto Mäder, moitié des fondamentaux Ural Umbo et donc aussi de Pendulum Nisum. Et c’est vrai qu’à l’écoute de ce premier éponyme, on pouvait se douter que le prolifique Suisse se cachait derrière ces atmosphères travaillées et ce mélange parfaitement singulier qui fait sonner le duo comme un groupe de black metal électro-acoustique. 

Dès lors, on ne peut que conseiller aux amateurs d’Ural Umbo (et par extension du catalogue du label bernois voire de celui d'Utech) de se jeter sur ce disque, la musique de Pendulum Nisum offrant quelques points communs. On y retrouve la même majesté, la même beauté fatale sans qu’il s’agisse d’un clone pour autant, Mike Reber et Reto Mäder préférant concentrer toute leur créativité sur les détails et les textures, travaillant les atmosphères avec un soin quasi-maladif. De même que l'on conseillera son écoute à toutes celles et ceux qui apprécient qu'un disque propose une enclave sonore et remodèle l'architecture autour de soi, le résultat étant ici, à maintes reprises, simplement époustouflant. Expérimenté, le duo nous gratifie de huit morceaux dont on a bien du mal à se défaire une fois qu’on est dedans. 

Saisissant. 

leoluce

mardi 21 février 2012

Oren Ambarchi - Audience Of One


Date de sortie : 15 février 2012 | Label : Touch

Alors que résonnent les dernières secondes de Fractured Mirror qui viennent clore définitivement Audience Of One, impossible de ne pas être interloqué : la mélodie ne m’est pas étrangère. D’abord, je pense au Teardrop de Massive Attack, ces mêmes arpèges délicats qui en avaient fait un classique instantané en 1998. Et puis, immédiatement après, à l’Homme de l’Espace, le guitariste aux yeux d’araignées argentées et aux lèvres noires sur fond blanc de Kiss, Ace Frelhey, en me remémorant le choc qu’avait constituée la découverte de son album éponyme sorti vingt années plus tôt lors d’une soirée débile qui s’était terminée par son écoute religieuse (et bien chargée). C'est qu'à l'époque, trouver des réminiscences de la musique d'Ace Frelhey dans celle de Mezzanine de Massive Attack m'était apparu complètement incongru. Tout comme l’est la présence de cette reprise sur la nouvelle échappée solitaire d’Oren Ambarchi. C'est qu'en terme de filiation, j'ai bien du mal à imaginer plus éloigné que ces deux univers-là. Dans le même temps, il faut bien le reconnaître, ce morceau est tout de même franchement réussi et la relecture minérale et près de l’os qu'en fait Oren Ambarchi est à la fois fidèle à l’original et à l’album qu’elle achève.

Parce qu'en dehors de la présence en creux de Space Ace, pour les habitué(e)s du travail de l’Australien, Audience Of One a tout de même encore de quoi surprendre. Bien sûr, des plages apaisées comme Fractured Mirror ou le magnifique Salt d’ouverture n'auraient pas dépareillé sur Grapes From The Estate (2004) par exemple ou rappellent certains passages d'In The Pendulum's Embrace (en particulier Trailing Moss In Mystic Glow) mais ce qui frappe, c’est d'abord la présence de la voix de Paul Duncan (le multi-instrumentiste de Warm Ghost) portée par des arrangements secs et rêveurs, d'une élégance extrême et surtout l'évidence mélodique dont fait preuve ce court morceau. Même chose du côté du piano mélancolique qui ouvre parfaitement le très beau Passage. Autrement dit, trois des quatre titres de Audience Of One se trouvent être bien plus facilement accessibles que par le passé, comme si l'Australien avait voulu ouvrir les fenêtres et laisser rentrer un peu d'air dans une discographie que l'on qualifiera faute de mieux d'on ne peut plus exigeante jusqu'ici. Non pas que toutes velléités mélodiques aient été proscrites de ses enregistrements précédents mais peut-être n'étaient-elles jamais encore apparues au grand jour comme ici. Et c'est bien ce qui fait la force de ce nouvel opus qui par ailleurs, reste incontestablement un disque d'Oren Ambarchi.

Parce qu'Audience Of One marque le grand retour du musicien d'origine irakienne à ses aventures solitaires après un passage plus que remarqué aux côtés de Jim O’Rourke et Keiji Haino notamment, le temps de trois albums complètement différents mais franchement magnifiques. Mais ça, c’était probablement pour la partie émergée de l’iceberg, la plus visible, sans doute cet infatigable stakhanoviste s’est-il retrouvé dans le même temps embringué dans une multitude de projets souterrains… Quoi qu’il en soit, c’est avec grand plaisir que l’on se jette dans les fissures labyrinthiques de ce nouvel opus qui succède donc à In The Pendulum’s Embrace qui date tout de même de 2007. Sans doute Audience Of One est-il plus accessible que ses prédécesseurs même si de nombreux accidents sonores persistent. C’est que les trois morceaux plus mélodiques pré-cités se trouvent être contrebalancés par Knots, long reptile organique et mouvant qui change de peau et d’ossature une demi-heure durant. Le disque est avant tout dissymétrique :  trois morceaux sur quatre sont certes plus accueillants mais au final, leurs vingt minutes contemplatives et magnifiques se heurtent à trente minutes d’expérimentation passionnante et la subtilité dont fait preuve Ambarchi tout du long est tout simplement saisissante. 

Knots et ses mouvements, ses circonvolutions qui se succèdent sans cassures alors que nombre de fractures parsèment le morceau. On est happé d'emblée par le cliquetis souterrain des cymbales de Joe Talia, un cliquetis qui rythme parfaitement l'ambient majestueuse qui ouvre le titre de longues minutes durant. Les arrangements pour cors et cordes d'Eyvind Kang apportent une profondeur insoupçonnée aux drones tendus qui progressivement se fracassent les uns contre les autres, ainsi qu'aux guitares, percussions et voix, le morceau devenant ainsi ouvertement noise, paroxystique et violent sur un bon tiers avant de redevenir mer d'huile tout au long de son épilogue d'où ne filtrent plus que quelques gerbes de fracas de-ci de-là. Un morceau impressionnant qui montre d'abord à quel point Oren Ambarchi maîtrise parfaitement bien la météo de ses compositions, les faisant passer du beau temps à la tempête puis au ciel de traîne dans un mouvement (mais ça, nous le savions déjà) et qui met ensuite en valeur toute la majesté des morceaux qui l'entourent quand eux mêmes permettent de souligner la beauté fracassée et la mue constante de celui qu'ils cernent à leur tour. L'architecture du disque concourant ainsi à sa grande réussite.

Pour finir d'enfoncer le clou si besoin était, soulignons toute l'étendue du champ instrumental permettant à Oren Ambarchi de fourbir ses armes : guitares électrique et acoustique, harpe, violoncelle, violon, cors, verres de vin, mellotron, microphones de contact et tant d'autres objets encore constituent le terreau harmonique et harmonieux dans lequel Audience Of One plonge ses profondes racines. Un souffle organique constant habite les quatre compositions et se superpose à toute leur minéralité, elles étaient déjà magnifiques en soi, elles deviennent en plus vivantes. Et alors que ses collaborations nombreuses, de Sunn O))) à Z'EV, avaient permis à Oren Ambarchi de sortir de l'ombre, espérons que ce disque-là le mette encore plus ouvertement en lumière, que le plus grand nombre puisse s'emparer de cet artiste tout simplement important.

Magnifique !

leoluce

vendredi 17 février 2012

Mike Cooper - Distant Songs Of Madmen


Date de sortie : 23 janvier 2012 | Label : Room40

Offert au téléchargement par le label Room40 en l'honneur des 70 ans de son auteur (dont plus de 40 de carrière tout de même) et pourtant passé quelque peu inaperçu en ce début d'année, Distant Songs Of Madmen a de quoi surprendre les aficionados du label de Lawrence English. Figure centrale quoique méconnue au côté de John Fahey ou Jack Rose de cette scène folk d'improvisaton dite "primitiviste" (cf. la pochette) également rompu aux expérimentations plus texturées de Fred Frith ou Keith Rowe, il faut dire que Mike Cooper a sans doute contribué à influencer le blues déglingué aux dissonances barbelées de Bill Orcutt, la liberté de ton et d’exécution de Marc Ribot ou le psychédélisme lancinant de Ben Chasny davantage que l'ambient méditative d'artistes plus typiques de l'écurie australienne tels que Rafael Anton Irisarri, Minamo ou Pimmon.

Pour autant, cet album enregistré live à Palerme en juin 2010 - sans que rien d'ailleurs ne vienne le laisser deviner jusqu'à cette courte salve d'applaudissements finale - ne jure pas véritablement dans le catalogue du label, alternant compositions originales, reprises de classiques folk ou country et transitions largement improvisées en une véritable suite sans autre rupture ou respiration que celles inhérentes au jeu de guitare singulier de l'Anglais, tout en saccades discordantes et en accélérations impromptues.

Qu'elles soient poétiques (Movies Is Magic, tirée du délicieusement rétro et néanmoins mésestimé Orange Crate Art de Brian Wilson et Van Dyke Parks et ici dénudée jusqu'à l'os ; le fabuleux Dolphins de Fred Neil quasi a capella sur fond de larsens et de picking noisy) ou plus politiques (Plane Wreck At Los Gatos écrite par Woodie Guthrie pour protester contre la déportation sans ménagement des passagers mexicains d'un crash en Californie dans les années 40 ; le tropicaliste Do You Want My Job? de Ry Cooder transformé en complainte bluesy vrillée de drones en mode reverse), les chansons choisies par Cooper, également journaliste pour le magazine fRoots, reflètent son attachement à un certain patrimoine classique de l'histoire musicale d'outre-Atlantique mais sont, le plus souvent, paradoxalement soumises à un traitement tout sauf conventionnel hérité pour partie de son expérience d'illustrateur sonore de films muets.

He'll Have To Go, hit country popularisé par Jim Reeves à l'aube des années 60 et repris justement par Ry Cooder parmi bien d'autres en constitue peut-être le meilleur exemple, poursuivant dans une déferlante de crissements sur la lancée incantatoire du mystique Spirit Song - en référence au mouvement d'indépendance des Papous de Nouvelle-Guinée - pour finalement se terminer sur une épiphanie cosmique digne des manipulations sur bandes de bon nombre de soundscapers actuels.

Songwriting limpide voire parfois aride, picking fébriles, errances à la lap steel et drones électroniques générés puis triturés en direct à partir de boucles de guitare acoustique s'entremêlent ainsi le plus naturellement du monde mais dans un constant va-et-vient d'intimité et d'étrangeté, évoquant le dialogue intérieur apparemment sans queue ni tête d'un philosophe en pleine crise de schizophrénie. Un chaos maîtrisé dont s'extirpe à intervalles réguliers la voix chaleureuse et légèrement nasillarde de Cooper, ses accents à la Neil Young en moins aigu servant de fil d'Ariane pour nos oreilles désorientées tout au long d'un disque aux influences littéraires assumées (jusque dans son titre emprunté à l'acteur et dramaturge Sam Shepard, essayiste à ses heures) et que l'on ne saurait trop conseiller à ceux pour qui "américana" rime avec hippies et guitares en bois.

mercredi 15 février 2012

Gultskra Artikler – Abtu/Anet


Date de sortie : 15 février 2012 | Label : Miasmah

Les amateurs d'électro connaissent peut-être Alexey Devyanin pour ses travaux glitch stellaires sous le pseudonyme de Pixelord, du côté notamment de l'écurie Error Broadcast (exemple ici avec Fish Touch, aux confins du dubstep, de l'électro 8-bit et du hip-hop instrumental). Révélé en 2010 comme un certain nombre de beatmakers de cette nouvelle scène russe par la compilation Fly Russia du netlabel italo-allemand, il officiait pourtant déjà depuis plusieurs années sous le nom de Gultskra Artikler, projet qui n'a, disons-le d'emblée, strictement rien à voir avec celui dont on vient de parler.

Le fait de préciser que ça se passe cette fois du côté de Miasmah, qui avait déjà édité en vinyle 3" limité le mini-album Abtu en 2007, mettra sans doute d'emblée la puce à l'oreille des adeptes du sombre que vous êtes : ici on est plus près de l'escapade dans la lande par une nuit de pleine lune à s'écorcher sur chaque buisson en fuyant l'ombre d'une menace fantasmagorique que du trip intersidéral en navette hi-tech. Complété par l'EP Anet, compagnon naturel qui était à l'époque resté dans les tiroirs du label norvégien, le disque devient un véritable récit expressionniste sans images ni paroles, évocateur comme souvent chez Miasmah de contrées obscurantistes et de visions ésotériques. Les titres des morceaux sont d'ailleurs là pour stimuler notre imagination, suggérant les grandes lignes d'une fable occulte à l'image du second dont la traduction vous est proposée en bas de chronique, ou convoquant démons, monstres marins, arbres noueux et autres bateaux naufragés en une farandole dépareillée qui n'a d'égale que la diversité des moyens employés pour les animer.

Field recordings et sons concrets viennent en effet nourrir sur Abtu/Anet des instrumentaux d'inspiration diverse et néanmoins cohérente : folklore médiéval des pays baltes, ambient jazzy ou post-classique, drones fantomatiques, interférences électroniques, samples triturés de vieux scores d'épouvante ou de vinyles d'avant-guerre se télescopent dans un maelström étrange et dépouillé aux allures de petit théâtre des horreurs, que le musicien originaire de Novosibirsk qualifie pour faire vite de "neo-folk cyber-psychedelia". Résolument inquiétants, hantés par des carillons à la merci d'un vent mauvais et autres idiophones d'un autre temps quand il ne s'agit pas des imprécations étouffées de quelque goule perdue dans la taïga sibérienne, les titres les plus atonals de Gultskra Artikler ne vont pas sans rappeler l'imagerie baroque et un brin flippante du Belge Kreng, et feraient office à n'en pas douter de bande-son idéale pour un film de sorcellerie scandinave des années 20.

Parfois, néanmoins, une guitare acoustique impose ses bribes de mélodies arides, réinventant la country au temps des sorcières de Salem ou entamant un jam mélancolique et déroutant suspendu entre deux époques avec un piano préparé, une boîte à musique déréglée et une batterie en roue libre sur fond de grouillements surnaturels ou d'invocations sataniques. Une manière sans doute pour Alexey Devyanin d'inscrire son ambition de conteur dans une tradition musicale - si ce n'est orale - vieille de plusieurs siècles, pour mieux la plier à la singularité de son approche de "metteur en son". Une esthétique que le patron Erik K. Skodvin (aka Svarte Greiner) vient souligner avec un sens aigu du collage baroque sur l'artwork chimérique d'un album certes en libre écoute ci-dessous, mais dont on ne saurait trop conseiller la version physique aux accros des vinyles limités. Gageons d'ailleurs qu'après 50 ans passés au grenier dans la poussière et l'obscurité, l'expérience n'en sera que plus saisissante...

Rabbit





Traduction du second titre : « Au milieu du XVIe siècle dans le sud de l'Angleterre, un groupe de pêcheurs d'Orford pris une étrange créature. Sa forme leur rappela celle d'un homme - complètement chauve, mais avec une longue barbe dense. Ils la mirent dans le château du Gouverneur dans le donjon le plus sale et suffocant, et ils la nourrirent avec un poisson cru, qu'il pétrit dans ses mains avant de le manger. Les femmes ont alors commencé à faire d'étranges rêves, comme si le nouveau venu entrait dans leurs chambres la nuit et les regardait dans le clair de lune avec ses orbites vides, emplies d'un rire froid et démoniaque. Le lendemain matin, elles trouvèrent leurs lits humides, ensevelis dans l'eau de mer et les algues, et après un certain temps il apparut que toutes les femmes dans le château était devenues enceintes. Dans les affres de l'agonie, elles donnèrent naissance à d'affreux bébés squameux. En une journée la créature s'échappa, retourna à la mer, et personne ne vit plus les bébés. Mais parfois, quand les océans se font rageurs, son souffle rauque et rancunier est à nouveau audible dans le donjon, et les femmes refont ces mêmes rêves. »

mardi 14 février 2012

Astral & Shit - Subtile Corpus


Date de sortie : 6 janvier 2012 | Label : Someone Records

Astral & Shit n'a rien d'un descendant suburbain de Sun Ra, si ce n'est peut-être une certaine propension à se projeter dans l'infinité nébuleuse d'un cosmos organique et une discographie bien partie pour devenir aussi vaste et insondable que la voie lactée. Non pas que ce projet du Russe Ivan Gomzikov puisse d'ailleurs se prévaloir de plus d'une poignée d'années d'existence, mais d'aventures solo en split albums avec ses compatriotes Helix Nox, Sleep Column ou encore Nik XaOS, on ne sait déjà plus ou donner de la tête parmi les disques sous licence Creative Commons librement téléchargeables via archive.org.

A ce train-là, autant commencer par la fin et ce premier album pour Someone Records, toute jeune écurie de l'Ukrainien r.roo dont les propres sorties devraient rivaliser de récurrence dans nos pages cette année avec celles de ce label prometteur consacré aux versants les plus sombres et mélancoliques de l'IDM et du dark ambient. La musique d'Astral & Shit, elle, s'inscrit ouvertement dans la seconde catégorie, associant à ses froides évocations cosmiques parcourues d'oscillations radiophoniques ou d'ondes électro-magnétiques, d'étranges empilements de field recordings mêlant bruits de circulation, cris d'oiseaux nécrophages, murmures de conversations et autres dérèglements météorologiques.

Autant dire qu'on n'est pas vraiment là pour rigoler et que ces six titres majoritairement longs et immersifs ne pouvaient que trouver dans notre cave un écho favorable. Si l'on appréciait déjà le fourmillement stellaire de Duo Aprilis ou la chape de plomb morbide du bien-nommé Pavor Nocturnus ("terreurs nocturnes"), le corpus du musicien étend ici son registre à des chœurs féminins déformés jusqu'à l'abstraction, faisant de l'espace une fenêtre ouverte sur le sacré (une direction approfondie par le tout récent Fragment Of God commenté ici). Mais que l'on ne s'y méprenne pas, l'ésotérisme d'Astral & Shit n'a rien de béat et malgré des harmonies plus aériennes que rampantes, c'est dans un véritable vortex de lumière noire que nous entraînent tels les chants des sirènes de la mythologie originelle les drones liturgiques de ce Subtile Corpus aux allures de chemin pavé vers l'au-delà.

Les field recordings, au diapason des nappes analogiques et chœurs sus-mentionnés se font ici moins reconnaissables, parfaitement intégrés à l'ensemble de même que les percussions d'un autre temps aux échos quasi mystiques émaillant le lancinant Eater, pièce maîtresse de plus de 12 minutes qui se mue en océan de larmes à mesures que les couches de voix se superposent telles un flot de lamentations fantomatiques. Comment résister à telle thrénodie se dit-on en descendant le Styx, emporté par le courant plus apaisé de Fessus Per Orbem mais avant même que l'on ait compris le subterfuge et remarqué les ectoplasmes qui grimacent en vain sous la surface, les incantations de Musculus et leurs cliquetis métalliques ont tôt fait de nous enchaîner pour de bon, transition abrupte qui en dit long. Subtile Corpus, un corps effilé en latin, tellement effilé qu'il ne lui reste plus que la peau sur les os pour errer dans les limbes, délesté de son âme, pour l'éternité.

Rabbit

lundi 13 février 2012

Mats Gustafsson / Paal Nilssen-Love / Mesele Asmamaw - Baro 101


Date de sortie : 13 février 2012 | Label : Terp Records

Un mur jaune, un couvre-lit chamarré orné d'un motif brodé vert, rouge et esseulé, seul élément graphique d'une pochette qui frappe d'abord par sa sobriété et son côté photographie prise sur le vif. Et à bien y regarder, rien ne pouvait mieux illustrer ce que réserve l'écoute de Baro 101, titre énigmatique s'il en est dont on trouvera l'explication au verso : "Recorded February 27th 2010 in room 101 of the Baro Hotel, Addis Abeba, Ethiopia, during the "Free the Jazz" saxophone project of The Ex. Recorded by Andy Moor and Arnold de Boer ". Voilà qui devrait suffire à situer l'album : l’Éthiopie, un hôtel, un numéro de chambre, Andy Moor (aka Andy Ex) et Arnold de Boer qui enregistrent ce qu'on y entend ce jour-là. Soit deux membres de The Ex, passionnant laboratoire sonore néerlandais se situant à la croisée du post-punk et de l’avant-rock, responsable d’une discographie pléthorique certes inégale mais marquée par le besoin forcené de collaborer avec tout ce qui pourra faire bouger ses frontières musicales qui ont, de toute façon, toujours été floues. 

Quant à Free the Jazz, il s’agit du nom d'une série de concerts donnés autour d'Addis Abeba en février 2011 par le groupe accompagné pour l'occasion de Mats Gustafsson, Paal Nilssen-Love, Getatchew Mekuria, Melaku Belay et d'une flopée d'autres musiciens éthiopiens. D'ailleurs, on trouve également au verso le logo de Terp, le label monté par The Ex pour promouvoir la musique des artistes rencontrés au cours de son très riche parcours. Un label à qui l'on doit d'ailleurs deux chefs-d'œuvre absolus, Moa Anbessa qui voyait les Néerlandais collaborer avec le saxophoniste éthiopien Getatchew Mekuria le temps d'un disque mêlant post-punk et afrobeat (pour faire vite), ni complètement l'un ni complètement l'autre mais bien les deux à la fois et Takkabel ! du très regretté Mohammed "Jimmy" Mohammed, barde mélancolique lui aussi éthiopien dont les suppliques touchaient en plein cœur. Voilà pour le contexte. Autant dire qu’avec Baro 101, on avance en terrain connu, enfin, c’est plutôt le contraire, on sait bien qu’on avance en terrain inconnu même s'il est familier et avant même d'avoir posé l'album sur la platine, on s'attend à entendre une musique pour le moins métissée tout autant qu'exigeante. 

Baro 101 donc, réunion de Mats Gustafsson, Paal Nilson-Love et Mesele Asmamaw. D'un côté, les deux tiers de The Thing, trio furieux pourvoyeur d'un free-jazz tellurique et fureteur qui, lui aussi, aime les collaborations et de l'autre, un joueur de krar déjà croisé aux côtés de Mohammed "Jimmy" Mohammed. Un saxophone baryton, une batterie et une sorte de lyre, le krar, ici amplifié, qui épouse merveilleusement bien les multiples chemins de traverse empruntés par les cuivre et les peaux le long des deux titres que compte l'album, frisant les vingt minutes chacun. Au menu, surtout de l'improvisation, majoritairement labyrinthique et variée, et la dynamique d'un trio qui semble s'être parfaitement bien trouvé. C’est que l’album a beau avoir été enregistré en un jour, les trois larrons ont tout de même pris le temps d’en laisser à leurs instruments pour apprendre à se connaître une semaine durant. Oui, il s’agit d’improvisation, les contours des deux morceaux sont flous et ils auraient pu d’ailleurs n’en former qu’un mais sans doute fallait-il s’arrêter pour que chacun reprenne son souffle. 

Une improvisation jamais absconse même si elle n'est pas toujours facile, extrêmement riche au vu des multiples facettes que dévoile son écoute et qui file à la vitesse de la lumière, preuve que l'on ne s'y ennuie jamais. La musique du trio aime la répétition et paradoxalement, il est bien difficile de compter le nombre incroyable de mouvements, motifs, moments sans rapport les uns avec les autres que contient chacune des deux pièces. La première commence par les crissements du krar vite rejoint par le souffle contrit du saxophone puis les gifles des cymbales, rien ne va ensemble et subitement, dans un souffle, tout commence : le saxophone emplit l’espace, le krar habite les basses et la batterie suit l’ensemble. Puis tout se tait, chacun retourne dans son coin pour mieux se rencontrer l’instant d’après, le krar pousse quelques wah-wah furibards, se marie parfaitement aux motifs cuivrés et contondants de Mats Gustafsson et ainsi de suite. Le tout parfaitement mis en valeur par une production crue qui n’épargne aucune écharde sonique aux tympans.

De l’improvisation où Mats Gutafsson, comme à son habitude, s’en donne à cœur joie, fait souffrir sa gorge et son instrument, aussi à l’aise dans le déferlement que dans la retenue. Même chose du côté de Mesele Asmamaw qui exploite parfaitement bien toutes les possibilités de son instrument et il fallait bien la finesse d’un Paal Nilssen-Love pour maintenir le tout dans la cohérence et, malgré tout, dans la fluidité. Car disons-le tout de suite, vous ne retiendrez rien de ce disque, pas le moindre motif, pas la moindre mélodie en revanche, il s’avère bien difficile de l’arrêter avant son terme. Tout comme il s’avère extrêmement difficile à décrire. C’est écorché, crissant, malaisé, vibrant et surtout complètement vivant. D’aucuns se demanderont certainement où se situe l’intérêt de s’envoyer ce genre de musique, voire même d’enregistrer un tel disque mais c’est sans doute dans les soubassements telluriques de chacun des deux morceaux que se situe la réponse : il n’est nul question d’Afrique ou d’Europe ici, mais bien des deux à la fois, la collision des deux continents donnant naissance à un relief cabossé mais de toute beauté. 

Il suffit, pour s'en convaincre, d'écouter l’ouverture de Baro 101 B, quelques minutes magiques et introspectives où saxophone, batterie et krar s’écoutent respectueusement et conversent ensemble avant de repartir à l’assaut de citadelles invisibles. Et quelle surprise d’entendre une voix, un chant au milieu de tout cela qui disparaît aussi subitement qu'elle était apparue, dans un souffle. Dans ces moments-là, le groupe invente un langage qui lui est propre, mélange ses racines et ses parcours et donne à entendre une musique stupéfiante qui pousse à traquer les moindres méandres de l'océan de lave ainsi créé. Quelque chose se passe, c’est certain, quelque chose vers lequel on revient souvent. Brutal et fin à la fois, disloqué et fluide, Europe et Afrique, souffle contre corde contre peaux et cymbales. Enfin, la vie. Dans le mélange. 

Passionnant !

 leoluce

dimanche 12 février 2012

The Caretaker - Patience (After Sebald)


Date de sortie : 14 février 2012 | Label : History Always Favours The Winners

L'approche ultra-minimaliste de The Caretaker, et d'autant plus depuis l'embrumé An Empty Bliss Beyond This World avec ses samples de standards désuets déroulés en boucles lancinantes et abruptes sous les couches de craquements et de bruit statique, pourra d'abord sembler aride et peu créative aux oreilles des non initiés. Ce serait pourtant bien mal connaître Leyland Kirby que de préjuger de la facilité d'un tel exercice, tant l'Anglais basé à Berlin nous a par ailleurs habitués sous son véritable patronyme à des trésors de mélancolie cotonneuse entre deux errances stellaires aux fascinantes distorsions analogiques.

Disciple d'Angelo Badalamenti autant que de Brian Eno - sur le gargantuesque Sadly The Future Is No Longer What It Was de 2009 dont les quatre heures certes inégales de méditations post-classiques ou plus synthétiques comptaient leur lot d'écueils poignants pour les âmes tourmentées, puis récemment sur un Eager To Tear Apart The Stars plus condensé aux songes élégiaques habités par la même sentimentalité éthérée - voire parfois adepte d'une inspiration plus crépusculaire sous les identités de V/Vm et The Stranger, une obsession récurrente ressort néanmoins de l'ensemble des travaux du Mancunien : celle du souvenir et par extension de l'oubli, qu'il s'agisse du rétro-futurisme de la série de vinyles Intrigue & Stuff vacillant dans les limbes astrales d'un imaginaire collectif érodé par la course du temps, ou des rêveries nostalgiques et un peu hantées du triple album précédemment cité.

Une thématique qui a tout particulièrement forgé l'identité de son projet The Caretaker, des récollections sombres et poussiéreuses de l'autoproduit Selected Memories From The Haunted Ballroom inspiré il y a déjà 13 ans par les visions anachroniques de Jack Torrence dans la salle de réception de l'hôtel Overlook et dont les échos inquiétants font honneur plus d'une fois à l'atmosphère du Shining de Kubrick, jusqu'aux réminiscences d'entre deux guerres de l'entêtant An Empty Bliss Beyond This World qui trouvaient l'an dernier tout leur sens à la lumière blafarde d'un audacieux concept : évoquer les paradoxales persistances émotionnelles de certains souvenirs lointains des malades d'Alzheimer, générées par la mémoire sensorielle de leur cortex préfrontal, l'une des dernières zones du cerveau à être touchées par l'irrémédiable dégénérescence.

Un album sorti sur son propre label History Always Favours The Winners et dont Patience (After Sebald) prend directement la suite avec toutefois une dialectique plus narrative en adéquation avec l'essai dont il se veut la bande originale. Réalisé par Grant Gee, clippeur anglais notamment réputé pour son docu sur Radiohead « Meeting People Is Easy », le long-métrage en question met en perspective les écrits de l'Allemand W.G. Sebald à travers les tribulations d'un narrateur à la recherche de la nouvelle Die Ringe des Saturn : Eine englische Wallfahrt (« Les anneaux de Saturne : un pèlerinage anglais »), elle même carnet de voyage de l'auteur dans les méandres de l'histoire oubliée du comté de Suffolk. Fasciné par le déclin de la mémoire et des civilisations, Sebald ne pouvait qu'inspirer The Caretaker qui pour l'occasion s'est imposé une contrainte de taille : utiliser comme unique source musicale un vieil enregistrement du Voyage d’Hiver de Schubert remontant à 1927, assurément l'une des œuvres les plus tragiques du Viennois composée peu avant sa mort.

Contre toute attente, c'est justement cette gageure qui permet à Kirby de ne pas s'éparpiller et de transcender une fois de plus un concept esthétique en court de rigidification depuis l'envoûtant Persistent Repetition Of Phrases de 2008. Car si la musique de The Caretaker demeure basée sur la répétition de courts motifs mélodiques sous une neige parasite résolument maussade, elle se fait ici plus introspective que génératrice d'images, tel un cocon de romantisme suranné où se réfugier en ces temps d'incertitude mais où l'on finit forcément par amener avec soi ses doutes, ses angoisses, sa détresse... jusqu'à finalement se complaire dans la conscience fataliste de son propre désespoir. Par deux fois, les emprunts à Schubert, délaissant quelque peu le désenchantement du piano pour la dramaturgie du chant lyrique, donnent aux instrumentaux de l'Anglais une connotation spirituelle, presque sacrée, symbole de cette foi vacillante à laquelle on se raccroche lorsque la fin est proche, tout en sachant pertinemment qu'elle n'est que vaine superstition et que seul le néant succèdera à notre dernier souffle.

Patience (After Sebald) est un album qui nécessite un contexte d'écoute approprié pour être apprécié à sa juste valeur, des conditions propices à l'abandon pour y trouver une résonance d'autant plus personnelle qu'elle le fut de toute évidence pour son auteur. Tour à tour sinistres et réconfortantes, à l'image du phare que l'on aperçoit dans la boule à neige de la pochette et dont la faible lueur peine à traverser la pénombre, ses bribes de mélodies d'un autre temps ne demandent qu'à nous ouvrir un chemin fugace dans le manteau de nuit qui se refermera tôt ou tard autour de nous.

Rabbit





Plus d'infos sur Leyland Kirby et The Caretaker.

samedi 11 février 2012

Pimmon - The Oansome Orbit


Date de sortie : 30 septembre 2011 | Label : Room40

Vétéran parmi les vétérans de la scène ambient et expérimentale, l'Australien Paul Gough aka Pimmon, a sévi depuis plus de quinze ans sur de nombreux labels remarquables. The Oansome Orbit est sorti il y a quelques mois sur Room40 (référence en la matière) alors que certains observateurs prédisent un futur rapprochement avec le 12k de Taylor Deupree.

Pimmon a toujours su parer sa musique d'une lumière aveuglante et de spectres envoûtants. Si cette application maintes fois transformée se répète encore aujourd'hui, elle est cette fois-ci enveloppée dans des contours bien plus ténébreux. L'ambivalence et le contraste sont les maîtres mots de cette œuvre époustouflante, oppressante et presque paranoïaque.

Les contours de nappes oniriques emplissent l'espace sonore tandis que de vils oiseaux de mauvais augure tissent leur nid poisseux. Les lacérations digitales, les drones froids et métalliques et des micro-glitchs granuleux viennent sonner le glas de l'inertie d'un territoire aussi vierge que gelé. Le spectacle est désarmant. Derrière les ballets majestueux sur des eaux prisonnières et les atterrissages réussis sur une banquise accueillante au premier plan, une sombre et bouillante émulsion vient craqueler la matière pure et l'engloutir, ne laissant dépasser qu'un faible halo persistant. Ou même parfois, il semble que des sons cristallins soient captifs d'une boîte de Pandore enfouie dans les abysses d'un puits sans fond (Shadow Catch You Tiring).

La première moitié de l’œuvre se joue des spectres, même si les tangentes les plus dark sont les plus immédiates au niveau du ressenti. Sur le morceau qui donne son étrange nom à l'opus, le vertige et le sentiment de perte d'équilibre sont encore là, et malgré son aspect jusqu’au-boutiste, la texture dominante se fait plus rassurante et plus claire. Le superbe et poreux Holding, Never To Be Passed renoue avec la splendeur et les auréoles du Pimmon que nous avons toujours connu. Cet art de donner une dimension quasi-orchestrale à une musique de laptop. Entrevue de courte durée puisque le non moins superbe (et imprononçable) Düülbludgers et son orée enchanteresse cède aux sombres mais plus que bienvenues sirènes noise débridées. Bright Light Resist Me et ses crins en fermeture, illustre avec classe toute la combustion de la palette artistique de l'Australien, posant l'âme à même un brasier régénérant et salvateur.

Aux confins de l'ambient sombre et polaire, du drone et du noise, aussi impénétrable que pénétrant, The Oansome Orbit est une des réussites abstraites et expérimentales de l'année passée. Même si elle est réservée à un auditoire plus qu'averti, ses rayons ambigus sont aptes à mettre sur le grill les plus coutumiers du genre. Bouleversant.

Tanganil Nystagmus


samedi 4 février 2012

Ural Umbo - Delusion Of Hope


Date de sortie : 11 novembre 2011 | Label : Utech

Delusion Of Hope, troisième long format de l’énigmatique entité formée par Reto Mäder (RM74, Sum Of R, également aux commandes d'Hinterzimmer Records) et Steven Hess (Haptic, ON et Locrian entre autres projets), partage quelques points communs avec ses prédécesseurs : des cymbales et gongs omniprésents, des drones inquiétants et une musique lente, qui prend son temps pour asseoir un climat à la fois subtil, majestueux, éthéré et angoissant ainsi qu'une sortie fin 2011 pour être sûr de n’apparaître dans aucun bilan. Un disque qui n’a nul besoin que l’on aménage l’espace autour de lui ou du moins son écoute (style dans le noir, au casque, en pleine nuit) puisqu’il se suffit à lui-même et impose son atmosphère sans peine : il n'y a qu'à lancer l’album et quel que soit le temps qu’il fait, quelle que soit l’heure à laquelle on l’écoute, quelque soit l’endroit où l’on se trouve, il plie le temps et l’espace autour de lui et vous projette irrémédiablement dans le noir, le froid et l’inquiétant. Tout en étant, encore une fois, parfaitement superbe.

Certes, pas de nouveautés à l’horizon, quoique, à bien y réfléchir, il semble bien que sur cet album, le duo pousse plus loin ses idées, ses intentions tout en gardant une formule qui lui est propre et il en résulte un album extrêmement varié même si l’atmosphère générale recouvre tous les morceaux des circonvolutions épaisses et roides de sa robe de bure : encore une fois, comme sur les précédents, l’ambiance n’est pas précisément des plus optimistes et le duo laisse ses angoisses et ses idées noires, graves ou simplement mélancoliques couler dans sa musique, la recouvrant d’une épaisse couche de charbon. Pour preuve, les percussions saturées qui se heurtent aux nappes crades et parasitées du formidable Sych tranchent avec le morceau précédent, presque lumineux mais paradoxalement inquiet, Initial Magnetization Curve qui ouvre parfaitement l’album mais également avec le suivant, This Dead And Fabled Waste, parfait score pour un film qui mettrait en images et explorerait les couloirs infinis de la très inquiétante Maison Des Feuilles de Mark Z. Danielewski avec cris de monstres étouffés ou voix humaines déformées à chaque embranchement. Trois morceaux sombres mais qui explorent le dégradé continu des ombres du cercle chromatique, coincés entre le gris et le noir. Et qui permettent en passant de souligner encore une fois le pouvoir d’évocation des pièces sonores érigées par le duo, un pouvoir fort, cinématographique, qui fait naître quelques courts-métrages derrière les yeux sans qu’on le veuille vraiment. Pas un morceau ne ressemble aux autres et pourtant, le climax reste le même : nappes ou percussions, d’abord seules puis ensemble, concourent à la construction d’atmosphères hantées où tous les instruments se percutent ou agissent de concert mais pourtant aucun point commun entre le saisissant Self Fulfilling Prophecy et l’alambiqué So Here I Live… Sorry, un peu le morceau-somme de Delusion Of Hope, entame pure et cristalline et développement crade et plombé, un morceau impressionnant qui trace, dans le même temps, deux voies parallèles : l’une claire, l’autre étouffée. Aucun point commun si ce n'est cette façon bien particulière d'attirer les pensées et les sentiments au fond de soi pour les dissoudre complètement et faire en sorte qu'il n'en subsiste rien, le corps entier concentré sur les ambiances glacées charriées par le duo. On n'écoute plus Delusion Of Hope, on en fait alors partie.

On le voit, la musique d’Ural Umbo continue à s’étoffer, l’expérimentation menant à une formule de plus en plus maîtrisée et cohérente, mêlant shoegaze, metal, poussières minimalistes ici, agrégats électroniques là, drone partout ailleurs et tant d’autres choses. On soulignera particulièrement le jeu ahurissant de Steven Hess devant, derrière, à côté et autour de sa batterie lui qui en dépasse l'utilisation stricte pour faire autre chose, les morceaux d'Ural Umbo doivent beaucoup à ses percussions lentes, sèches, fracassées ou déformées, aux cymbales qui soulignent et rehaussent les drones alambiqués de Reto Mäder, hésitant toujours entre ambiances plombées et envolées lumineuses, la conjugaison de ces deux inspirations menant droit à une ambient singulière, extrêmement noire mais dans le même temps, aérée. Un curieux mélange à la posologie casse-gueule mais parfaitement maîtrisée. Et au fur et à mesure que le duo creuse son sillon, il empile dans le même temps les strates, à la fois toujours plus bas et toujours plus haut et c’est bien ce double mouvement qui rend leur musique si particulière. On notera enfin que l'artwork est encore une fois superbe mais pouvait-on s'attendre à autre chose d'une sortie estampillée Utech Records ?

Mais trêve de long discours, la vidéo ci-dessous devrait suffire à traduire ce que réserve l’écoute de Delusion Of Hope, expérimental certes, noir aussi mais surtout parfaitement prenant. Et pour tout dire, magnifique.


Pour explorer plus avant l'univers du duo, lire les chroniques de Ural Umbo et Fog Tapes.

leoluce

vendredi 3 février 2012

The Third Eye Foundation - You Guys Kill Me

Date de sortie : 20 octobre 1998 | Label : Domino

En guise de manifeste, impossible de ne pas vous toucher un mot de l'album qui m'a fait basculer du côté de ces musiques singulières et inconfortables que l'on se propose de défendre ici : indubitablement ce troisième opus de The Third Eye Foundation découvert à l'époque sur les conseils d'une abonnée aux suicides manqués qui écoutait la musique de l'Anglais pour se sentir moins misérable.

C'était avant que Matt Elliott ouvre son univers à des vents plus cléments, de la musique classique aux folklores slaves ou latins en passant par l'opéra - et notamment Maria Callas - sur l'éthéré Little Lost Soul qui allait préfigurer deux ans plus tard sa reconversion en songwriter dépressif, mais après qu'il eut mené la drum'n'bass d'outre-Manche dans ses retranchements les plus noisy et malaisants, entre deux jams avec son compère de l'époque Dave Pearce aka Flying Saucer Attack - lui-même fossoyeur d'un shoegaze qui n'aura jamais fait planer sur d'aussi insondables murs de bruits blanc, MBV compris.

A l'image de The Mess We Made, premier album signé sous son véritable patronyme en 2003 et dont les troublantes complaintes électro-acoustiques n'ont pas fini de nous hanter, You Guys Kill Me se présente donc, en quelque sorte, comme un disque charnière. Plus vraiment hardcore mais pas encore raffiné pour autant, le successeur du déjà fameux Ghosts n'apparaît pas beaucoup moins sinistre ou torturé, pas forcément plus sophistiqué non plus à proprement parler mais creuse avec une toute autre ambition le sillon de l'évocation. Un véritable film imaginaire qui n'a plus rien de monolithique mais déroule ses images mentales au gré d'un véritable cauchemar labyrinthique aux confins du dark ambient, de l'électronica et de la d'n'b.

Je me rappelle d'avoir succombé, dès l'entame d'album, au son de la bossa déliquescente du troublant A Galaxy Of Scars, générique d'ouverture balafré de cordes menaçantes qui dit déjà tout sans rien dévoiler. D'avoir eu le cœur et l'esprit tailladés par les hurlements nocturnes des loups-garous de For All The Brothers And Sisters, âmes en peine condamnées à l'errance et à la solitude sous le masque de leur vernis social qui se craquèle dans une indicible douleur à la lueur des réverbères. D'avoir frissonné dans la pénombre glacée d'un tunnel déserté de Bristol en proie à un ballet d'ombres inquiétantes générées par mon propre inconscient, d'ores et déjà happé par l'atmosphère unique de ce concentré d'antimatière et de désolation.

Il y avait bien une lumière blafarde qui nous attendait au bout du tunnel mais dès l’oppressant An Even Harder Shade Of Dark et ses rythmiques jazz-indus labourées au scalpel sur fond de samples de chant lyrique transformés en clameurs de harpies brûlées vives, l'album bascule dans d'abyssales ténèbres dont il ne ressortira jamais vraiment, de l'enchaînement fantomatique et lancinant de Lions Writing The Bible et No Dove No Covenant, jusqu'au lugubre That Would Be Exhibiting The Same Weak Traits tout en cuivres sourds et plaintifs (la BO de Taxi Driver jouée au ralenti ?), en passant par l'angoissé I'm Sick And Tired Of Being Sick And Tired dont le beat martial semble résister tant bien que mal aux lacérations des stridences spectrales. Autant dire qu'au regard de la misanthropie du titre, tout cela ne pouvait finir qu'un revolver en main dans les rues de Bristol, à tirer sur tout se qui bouge sans oublier bien sûr de conserver une dernière balle dans le barillet...

Une expérience limite en somme, dont bien peu d'albums parviendront à capter par la suite l'essence d'un spleen aussi morbide que poignant : sûrement le premier Bronnt Industries Kapital, à sa manière peut-être le Geogaddi de Boards Of Canada voire pourquoi pas, quoique dans un registre nettement plus brutal et glacé, le très glauque Filth Columnist d'Imaginary Forces. Puis, finalement, The Dark, qui marquait l'an dernier le retour du Bristolien aux manettes de ce projet que l'on pensait perdu corps et bien dans les limbes de l'oubli, entre deux sorties folk tourmentées dont la dernière en date, The Broken Man, fait justement l'actualité ces jours-ci. Comme quoi, tant qu'on a Matt Elliott, il ne faut jamais désespérer du désespoir.

Rabbit



A lire également :

- chez Chroniques Électroniques : les chroniques de The Dark et The Broken Man ;

- chez Indie Rock Mag : une interview de Matt Elliott où j'essaie, en vain, de le faire parler de You Guys Kill Me...